Normand Baillargeon : philosophie de cuisine
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Normand Baillargeon : philosophie de cuisine

Spécialiste en philosophie de l’éducation, le chroniqueur et essayiste s’intéresse aussi à l’alimentation. Il a notamment publié «À la table des philosophes», un livre qui mélange philo et recettes de cuisine…

VOIR: Végétarisme, locavorisme… Est-ce qu’aujourd’hui on mange plus avec la tête qu’avec l’estomac?

Normand Baillargeon: Dès qu’on pense au fait de manger des questions se posent, d’ordre éthique, esthétique, etc., avec des enjeux politiques et économiques. Les philosophes se sont donc naturellement penchés sur le sujet. Depuis une quarantaine d’années, la philosophie de la nourriture se développe comme une sous-discipline. Mais les réflexions sur le végétarisme ou le locavorisme ne sont pas nouvelles…

C’est-à-dire?

La question du végétarisme était très présente dans l’Antiquité. La coupure entre les animaux et les humains s’est opérée avec l’avènement du christianisme, puis Darwin a montré par la suite qu’il y avait un lien direct entre les humains et les animaux. L’autre question éthique en alimentation, celle du locavorisme, a émergé il y a une dizaine d’années – et en 2010, le mot entrait déjà dans le dictionnaire. Mais le père du locavorisme, c’est sans doute Jean-Jacques Rousseau, qui abordait déjà la question dans Émile ou De l’éducation.

Finalement, les philosophes parlent pas mal de l’alimentation…

Pour Platon, la cuisine est une imitation frauduleuse de la médecine: elle essaie de nous séduire avec des plats qui goûtent bon, mais ne sont pas forcément bons pour le corps. Pour Saint Thomas d’Aquin, la gourmandise est un péché capital… En tout cas, La libération animale de Peter Singer est le seul livre de philosophie occidentale qui contienne une recette! C’est une recette de dhal aux lentilles.

Peut-on considérer la cuisine comme un art?

Certains philosophes disent que non. Le fait de manger ferait appel à des sens «moins nobles» que pour d’autres expériences artistiques, car ces sens demandent un rapport plus direct au corps – contrairement à la vue ou l’ouïe. Le plat a en outre un caractère éphémère, donc beaucoup plus subjectif… Il y a une méfiance cognitive par rapport à la cuisine.

Quelle est votre opinion?

Je suis un partisan de Brillat-Savarin sur cette question: nous sommes certes des animaux, mais passés à un stade culturel; notre alimentation est donc aussi passée au stade culturel. On pourrait alors commencer à penser que la cuisine s’apparente à un art. D’autant qu’il y a eu ces dernières années une valorisation et une technicisation de l’alimentation – presque excessive, d’ailleurs. Et qui a eu lieu simultanément à l’apparition des fast-foods.

Et vous, quel type de consommateur êtes-vous?

Je suis presque végétarien… Je vais de temps en temps au resto. J’ai mes habitudes dans certains endroits, notamment un resto végane en ce moment. Manger est un acte social total, et le resto, c’est aussi un endroit où s’exprime un rite. J’essaie de faire en sorte que manger ne soit pas une expérience à laquelle je me livre sans penser. Je veux que ce soit une expérience plus culturelle que naturelle…