Vie

Thé de table

Cocktails aux infusions et accords mets-thés s’invitent au resto. Le thé serait-il le nouveau vin?

Accorder des thés avec des chocolats ou des scotchs: les ateliers gourmands de Camellia Sinensis à Montréal et à Québec sont un succès. En nombre croissant depuis une dizaine d’années, les amateurs consomment du thé de meilleure qualité et le font sortir de la case traditionnelle du thé matinal ou de la tasse d’après-midi: le thé se sert dorénavant avec les plats. «On voit maintenant plus le thé comme un ingrédient. Avec tous ses profils de goûts, c’est normal de penser à le jumeler avec d’autres profils de goûts très riches, comme le fromage ou les huîtres, indique Kevin Gascoyne, l’un des dégustateurs de Camellia Sinensis. Le thé peut créer beaucoup de contrastes et d’harmonies, amenant l’expérience du repas à un autre niveau…»

La maison de thé a travaillé avec plusieurs chefs sur des événements, comme l’édition 2016 de Montréal en lumière pendant laquelle le Toqué! a proposé un 4 services avec des accords de thés. Camellia Sinensis a aussi mis au point des accords pour les menus de grands restos – des étoilés Michelin en France, The Fat Duck en Angleterre, Atera à New York… Le résultat? Jean-François Desaulniers, sommelier spécialisé notamment dans le thé, raconte son expérience à Atera: «Le resto propose son menu 18 services avec l’option d’accords avec les thés pour le tiers du prix des accords vins. J’ai pu goûter à des accords intéressants, mais aussi à des approches du thé différentes: par exemple, au lieu d’un vin effervescent à l’apéro, on nous a servi un thé préparé en infusion à froid avant d’être gazéifié pour lui rajouter des bulles. Le résultat était incroyable et très ingénieux.»

Mais rares sont les restos qui peuvent se permettre d’offrir ces accords. En effet, servir du (vrai) thé à table demande un personnel formé et, surtout, du temps. «Le temps de verser un verre de vin n’est pas le même que pour faire un thé, l’infuser, etc., souligne Kevin. Dans la restauration, personne n’a le luxe de pouvoir attendre trois minutes…» L’offre pourrait cependant être amenée à s’étoffer au vu de la demande. C’est qu’avec sa vivacité, sa complexité et ses subtilités de goût, le thé vient compléter – voire supplanter – le vin et trouve ainsi sa place au menu des foodies. «Il y a un marché grandissant pour ces gens qui sont fatigués du vin, qui veulent essayer autre chose», confirme Kevin.

Photo : Camellia Sinensis
Photo : Camellia Sinensis

Sushis et sencha

Il faut aussi considérer ceux – de plus en plus nombreux – qui ne boivent pas d’alcool. «Ne pas consommer d’alcool ne veut pas dire qu’on ne peut pas se faire plaisir. Le thé est dans ce cas la meilleure alternative», affirme Jean-François. Pour les autres, vin et thé peuvent s’avérer très complémentaires dans un repas. Après le plat principal par exemple, au moment des fromages, lorsque le crescendo des vins a monté en intensité, le thé peut être une manière de faire baisser la tension et de polariser la consommation d’alcool continuelle. Et le sommelier d’ajouter: «Après plusieurs accords successifs, il peut être intéressant de faire changement avec un produit sans alcool comme le thé, sans cesser de jouer sur la notion de complexité aromatique et d’accords précis avec le plat.»

Pour créer un accord, on peut faire une association dite traditionnelle: par exemple, le thé sencha s’agence particulièrement bien avec le chocolat noir, et la betterave s’accorde volontiers avec les thés vieillis (pu’erhs). Il existe aussi des accords de similarités, reposants sur des arômes proches entre le thé et le plat, ou des accords de contrastes basés sur les différences, comme l’amertume d’un thé versus la douceur d’un plat. Pour les sushis, oubliez le classique vin blanc! On les accompagne d’un thé sencha qui passera bien mieux. «Les ingrédients typiques des sushis sont porteurs de la saveur umami, qui déconstruit les qualités de la majorité des vins mais n’altère pas le sencha; lui aussi contient cette saveur et contrebalancera l’effet des aliments», explique Jean-François.

Et le vin? «Je crois qu’il est et qu’il restera encore longtemps le produit vedette pour faire des accords en restauration. Parce qu’il fait partie de la culture culinaire occidentale depuis longtemps et qu’on ne déracine pas ça en un instant, argue le sommelier. Parce que c’est un produit stable et prêt à la consommation, comparativement au thé qui doit être infusé, mais surtout parce qu’il est connu par le client et aussi par la personne qui le propose.»

Une fabrique de thé en Inde
Une fabrique de thé en Inde

Une certaine expertise

En attendant, le thé fait aussi sa place à l’apéro. Les Brasseurs du Monde de Saint-Hyacinthe proposent ainsi une bière blanche aux trois thés, tandis que la Barberie étonne ses clients à Québec avec la Cuivrée au thé, infusée au Earl Grey et où domine la bergamote. Pour plus de fruits, on goûtera à la Ambrée au thé Wulong, de La Chasse-Pinte à L’Anse-Saint-Jean. On retrouve aussi des bières au thé à la brasserie de Dunham, chez les Brasseurs Sans Gluten ou encore à Sutton Brouërie…

Les cocktails ne sont pas en reste: de plus en plus de mixologues utilisent des thés comme allongeurs au lieu de jus ou sodas. «À Montréal, le bar Mayfair propose un menu de cocktails à base de thé et la majorité sont excellents et visuellement très réussis, indique Jean-François. Mais j’ai goûté ailleurs des cocktails moins bien construits, notamment parce que le thé avait été mal compris et l’infusion n’était pas égale d’une fois à l’autre. C’est que la préparation du thé demande une certaine expertise…»

À la façon du vin, le thé est devenu un hobby. On suit les saisons, on attend les thés de printemps puis la sortie des oolongs à la fin de l’été, on compare les goûts d’une année à l’autre… Quant aux thés vieillis, le marché est en expansion massive; certaines galettes de pu’erh ont doublé de prix en un an. «C’est un produit facile à collectionner, avec un marché de spéculation pareil à celui du vin», explique Kevin Gascoyne. Quand il a commencé comme détaillant de thé il y a 30 ans, sa clientèle venait surtout du monde du vin; l’univers du thé intéresse en effet beaucoup les sommeliers, qui y voient une façon de travailler encore plus leurs papilles gustatives. La thémania, tendance éphémère? Pas pour Kevin: «Le thé est un produit agréable à boire, pas cher, bon pour la santé, avec de multiples intérêts gustatifs… Dur à croire que ça passera.»