Les Montréalais ont toujours porté au pont Jacques-Cartier une affection particulière depuis son inauguration en 1930. Il fait partie des premiers coups d’œil que les visiteurs jettent sur la ville, et son illumination est venue confirmer sa place parmi les édifices-signature de Montréal.
Un mythe tenace veut que les «tours Eiffel» qui surmontent la travée principale du pont Jacques-Cartier aient été offertes à Montréal par la France. On a même entendu des guides touristiques affirmer aux visiteurs que le pont avait été conçu par l’ingénieur Gustave Eiffel! Dans les faits, les quatre embouts en question – qui, c’est vrai, évoquent fortement la tour française – étaient dès le début inclus dans les plans des ingénieurs… dont Gustave Eiffel n’a jamais fait partie.
Mais ce genre de mythe, justement, traduit bien la fascination et l’attachement particulier que génère le pont. «Le pont Jacques-Cartier est plus ancien que la plupart des autres ponts sur le Saint-Laurent, analyse l’historien et auteur Paul-André Linteau. Le pont Victoria est plus ancien, bien sûr, mais il est plus bas, plus loin, et il n’a pas la même prestance… Le pont Jacques-Cartier domine le paysage de façon importante. C’est un pont qu’on peut voir et admirer d’un peu partout en ville. Et dans le vieux-Montréal, où des milliers de personnes viennent se promener, c’est un repère visuel très important.»
Prouesses d’architecture et d’ingénierie
Si les concepteurs du pont Jacques-Cartier n’ont pas exactement la renommée mondiale d’un Gustave Eiffel, leurs feuilles de route ont quand même de quoi impressionner. Les ingénieurs Philip Louis Pratley et Charles Nicholas Monsarrat vont par la suite signer la conception du Lions Gate Bridge à Vancouver, du pont Angus L. Macdonald à Halifax, et de divers autres ponts à travers le Canada.
Pratley, originaire de Liverpool en Angleterre, a auparavant œuvré à la conception du pont de Québec (celui reconstruit à partir de 1909 après que le premier s’est effondré), alors qu’il était employé de la firme Dominion Bridge. Charles Nicholas Monsarrat, un Montréalais, a œuvré aux compagnies ferroviaires Canadien Pacific et Canadien National. Pour le projet du pont Jacques-Cartier, Pratley et Monsarrat, qui viennent de constituer leur firme, se sont adjoint le concours de J.B. Strauss, réputé ingénieur américain d’origine allemande qui va concevoir, par la suite, le Golden Gate Bridge à San Francisco.
Philippe Louis Pratley a aussi été mandaté par la suite pour la conception du pont Champlain. Un travail poursuivi après sa mort, en 1958, par son fils Hugh Pratley, aussi ingénieur. Au départ, on préconisait une structure entièrement en acier, comme celle du pont Jacques-Cartier. Pour des raisons d’économie – et malgré les protestations de l’ingénieur -, on a opté pour une solution différente, importée d’Europe et basée sur le béton… qui n’a pas résisté, notamment à nos hivers et à l’épandage de sel.
Un immense jeu de mécano
Le projet mobilise d’autres acteurs importants en ingénierie et en construction à Montréal. Pour planter les piliers au milieu des eaux tumultueuses du Saint-Laurent, il faut aménager une cale sèche vis-à-vis de l’endroit où se trouvera le pilier, en installant un caisson dont l’eau sera ensuite pompée. La firme Quinlan Robertson et Janin, à qui on doit la construction de l’Hôtel de Ville, a le mandat des piliers au sud de l’Île Sainte-Hélène. Pour les piliers nord, c’est Dufresne Construction, la firme de l’ingénieur et architecte Marius Dufresne, ex-ingénieur en chef de la cité de Maisonneuve qui a signé, entre autres bâtiments, le Château Dufresne.
Mais la section la plus notable – et la plus remarquée – du pont est sa travée centrale, de type cantilever, c’est-à-dire érigée en porte-à-faux afin d’avoir une structure en hauteur et une certaine distance entre les piliers; le tout pour ne pas nuire au passage des navires. Les deux piliers principaux sont distants de 300 mètres; la hauteur libre maximale, au centre de la travée, atteint 150 mètres. L’imposante superstructure est érigée grâce à un immense jeu de mécano conçu dans les ateliers de la Dominion Bridge, basée à Lachine. On doit déjà à la Dominion Bridge tous les ponts ferroviaires du Canadien Pacifique entre Montréal et Vancouver, le pont de Québec, la structure du Château Frontenac… et la croix du Mont-Royal!
Les ingénieurs réussissent à allier l’esthétique à la technique par un remarquable jeu des proportions. «Le pont Jacques-Cartier a été le premier pont routier sur le Saint-Laurent, rappelle Paul-André Linteau. Le pont Victoria était à l’origine un pont ferroviaire, auquel on a ajouté des voies carrossables par la suite. Le pont Jacques-Cartier est donc le premier lien important vers la Rive-Sud, puis vers les États-Unis. C’est très évocateur, pour les Montréalais d’une certaine génération. Et pour les plus jeunes, qui n’ont pas ce genre de lien, c’est l’aspect visuel du pont qui est important.» À son ouverture, en 1930, le pont Jacques-Cartier était le cinquième pont de type cantilever le plus long au monde. Et en 1937, il a été qualifié de pont large (il fait cinq voies) le plus moderne de sa catégorie.
En 1958, lors de la construction de la voie maritime du Saint-Laurent, on rehausse le tablier du pont, entre les piliers 10 et 11 près de la rive sud. Les travaux sont dirigés à nouveau par l’ingénieur Pratley; pendant les 16 mois qu’ils dureront, la circulation automobile ne sera jamais interrompue! En 1961, on a ajouté une deuxième rampe, pour donner accès à l’Île Sainte-Hélène à partir de Longueuil; jusque-là, l’île n’était accessible qu’en provenance de Montréal, à moins de couper le trafic.
Les courbes du pont croche
Le design du pont Jacques-Cartier présente une particularité: ses trois courbes, qui lui ont rapidement valu d’être surnommé «le pont croche», et qui existent pour des raisons très différentes. La première à partir de la rive sud, un peu avant l’Île Sainte-Hélène, représente une déviation de 10,5 degrés parce que les piliers du pont doivent être placés dans l’axe du courant, afin de réduire les turbulences auxquelles ils sont soumis; les concepteurs ont courbé le tablier en conséquence, et pour maintenir la symétrie de la superstructure. La «courbe Craig» (ancien nom de la rue Saint-Antoine), très accentuée et qui précède l’entrée dans Montréal, a été dessinée de manière à faire correspondre l’axe du tablier à celui des voies de circulation nord-sud de Montréal.
C’est toutefois l’ultime courbe, celle qui rejoint l’avenue De Lorimier, qui a l’histoire la plus intéressante, et bien en lien avec la localisation très urbaine qui caractérise le pont Jacques-Cartier. Cette courbe est due à l’entêtement de Hector Barsalou, propriétaire de l’usine de savon Barsalou, qui refuse alors obstinément l’expropriation, forçant les ingénieurs à modifier le plan initial afin de contourner l’usine. L’usine a fermé depuis, mais le bâtiment est toujours là. Et les piétons peuvent, encore aujourd’hui, le toucher de la main à partir du trottoir est.
Le pont se nommait à l’origine Montreal Harbour Bridge. Toutefois, une campagne menée par le directeur du Devoir, Georges Pelletier, réclame par pétition qu’on rebaptise le pont «Jacques-Cartier». Les commissaires vont se plier à la volonté populaire, et procéder, le 23 juin 1934, à l’affichage sur la pavillon de l’Île Sainte-Hélène d’une deuxième plaque à côté de celle du Harbour Bridge signalant le nouveau nom. Le 1er septembre 1934, un buste de Jacques-Cartier, offert par la France afin de commémorer les 400 ans de sa découverte du Canada, est installé lui aussi sur le pavillon de l’Île Sainte-Hélène.
À faire, à voir
La Société Les Ponts Jacques-Cartier et Champlain Incorporée a développé, conjointement avec l’organisme Montréal en Histoires, un parcours multimédia à faire à pied ou à vélo, intitulé Des histoires et des ponts. En savoir plus et télécharger l’application.
Une petite exposition permet d’en apprendre davantage sur un autre chantier majeur en cours ces temps-ci: la construction du nouveau pont Champlain. On peut y voir une maquette du futur pont réalisée par l’Atelier Dédale, de même que des panneaux explicatifs et des vidéos relatant les progrès du chantier. Dans le lobby de la Tour Terminal, au 800 René-Lévesque Ouest, jusqu’à la fin août.
Quelques références
– Site de la société Ponts Jacques-Cartier et Champlain
– Site de Héritage Montréal