Les chefs le savent. Aussitôt leur recette publiée, peu importe le support, des cuisiniers en herbe risquent de se les approprier. Il suffit de voir sur internet le nombre de recettes de pouding chômeur, de choucroute et de macarons qui circulent… Et la plupart du temps, elles se ressemblent toutes. «Les lois de la propriété intellectuelle ne sont pas adaptées aux recettes culinaires, car elles sont considérées comme des techniques ou comme une idée, mais pas comme l’expression d’une idée. C’est son expression concrète dans une forme littéraire qui est protégée», explique Me Vincent Bergeron, avocat spécialisé en propriété intellectuelle. Ce qui est protégé, c’est donc le médium utilisé pour transmettre l’idée: un livre de recettes, une vidéo de tutoriel ou encore une photo du résultat final restent des œuvres protégées, au même titre que n’importe quelles œuvres artistiques.
Arnaud Marchand, chef et copropriétaire du restaurant Chez Boulay, à Québec, est bien au courant de la situation: «C’est difficile de protéger une recette, parce que c’est difficile de savoir tout ce qui se fait dans le monde. Essayer de s’approprier une recette, c’est avoir un ego qui n’est pas nécessaire.» Pas de quoi le frustrer pour autant. Le chef, qui essaye toujours de réinventer ses plats, voit cela avec philosophie: «Le but, c’est de transmettre quelque chose, de pousser les choses plus loin.» Jean-Philippe Cyr, blogueur culinaire végane, a déjà été victime de «plagiat». Encore plus faciles à trouver que dans les livres, ses recettes sont disponibles sur sa chaîne YouTube et son site internet. «Certains s’approprient clairement mes recettes et ne prennent même pas la peine de changer les quantités. J’ai même une fois retrouvé mon site internet copié en intégralité», indique le blogueur.
Danny St Pierre au St-Hubert
Le seul recours dont les chefs disposent est celui de la marque déposée, comme l’a fait le pâtissier français Dominique Ansel, l’inventeur du «cronut» – un savant mariage du croissant avec son équivalent plus calorique américain, le donut. En revanche, la démarche est longue et coûteuse, rappelle Me Bergeron. Et le cronut pourra se retrouver dans n’importe quelle boulangerie d’ici ou d’ailleurs, tant qu’il ne se fera pas appeler «cronut». Au Québec, Danny St Pierre a tenté de protéger sa recette de «poutine inversée», en vain. «J’ai donc entamé des démarches pour fabriquer mon produit à l’échelle industrielle», explique le chef. La chaîne St-Hubert embarque dans le projet, et propose depuis les croquettes de pommes de terre avec sauce et fromage de Danny St Pierre. «Mais il y a quelque temps, j’ai vu dans les rayons d’un supermarché qu’on vendait une poutine inversée. Je ne toucherai jamais rien pour ça», dit-il avec une pointe d’amertume.
Le chef semble pourtant accepter la règle, même si elle n’est pas en sa faveur. «C’est un peu malheureux de voir que je ne peux pas protéger mon concept, mais d’un autre côté, je me demande comment on peut attribuer la paternité d’un produit… Ce serait ouvrir une boîte de Pandore.» Il y a trouvé finalement son compte: «J’ai plutôt vu cela comme une opportunité d’utiliser le marketing qui sera fait autour de cette recette par la chaîne de supermarchés. Ça prend du temps de faire entrer dans la tête des gens l’existence d’un produit. Finalement, cette enseigne va aussi me donner de la visibilité.» Mais au-delà de l’aspect pécuniaire, tous s’entendent pour dire que la cuisine est marquée par le partage et que les recettes sont aussi faites pour que chacun se les approprie à sa sauce. «Si je simplifie autant mes recettes, c’est aussi pour que les gens puissent les faire chez eux», explique Jean-Philippe Cyr.
«On n’invente rien»
«Nous sommes tous inspirés par nos mentors, nos amis. Un cuisinier est formé par tous les chefs qu’il va rencontrer. Et quand bien même une recette est copiée, elle sera toujours différente, que ce soit l’assaisonnement ou la cuisson. Pour réaliser ma version des artichauts à la barigoule, celles de trois personnes différentes m’ont inspiré», lance Arnaud Marchand. Jean-Philippe Cyr ajoute: «C’est sûr qu’on n’invente rien… Je m’inspire beaucoup de la cuisine française et asiatique, par exemple.» Pris les fesses entre deux chaises, les cuisiniers hésitent alors entre fierté et frustration d’avoir été copiés, entre le désir de partager leur cuisine et la rancœur de ne pas avoir été crédités.
La question se pose moins entre collègues, puisqu’une certaine courtoisie et un respect du travail des autres chefs sont de mise dans la profession. Le chef de Chez Boulay prend ainsi grand soin de ne pas mettre à sa carte un plat qu’un confrère aurait réalisé avant lui: «On a tous des plats signature et on aspire tous à ne pas les voir partout. Alors, je ne me permets pas de copier la carte d’un confrère; avant de faire la mienne, je prends soin de vérifier. Par exemple, je voulais proposer un magret de canard à partager… Finalement, j’ai vu qu’un autre chef l’offrait déjà sur sa carte, alors j’ai changé d’idée.» Et Danny St Pierre résume avec son franc-parler: «Si tu prends la recette de quelqu’un d’autre, t’as l’air d’un con…»