Vie

Le Montréal juif se met à table

Montréal, on l’appelle la capitale canadienne de la cuisine juive. Et pour cause: si la réputation de ses vieilles institutions culinaires n’est plus à faire, une génération de restos de nouvelle cuisine juive commence en plus à émerger…

Cet été, le Musée du Montréal juif et The Wandering Chew proposaient une façon originale de visiter la ville: un tour guidé sur le Montréal culinaire juif, entre informations historiques et dégustations de plats emblématiques. La visite ne se limite pas à la tournée des institutions, mais va aussi à des endroits moins connus où a commencé l’histoire culinaire juive de la ville. «Au début du tour, la plupart des clients étaient des juifs, mais aujourd’hui, on a plus de touristes attirés plutôt par l’aspect foodie», note Katherine Romanow, directrice de la programmation culinaire du Musée du Montréal juif.

Les premiers restos juifs emblématiques ont ouvert dans les années 1930, devenant de véritables institutions au fil des décennies – notamment dans les années 1970 où Montréal avait alors la plus grande communauté juive du Canada. «Ces restaurants et épiceries font vraiment partie des institutions montréalaises: ils sont là depuis longtemps, car la communauté juive est très ancienne. C’est assez unique, aucune autre culture n’est allée aussi loin à Montréal, affirme Katherine. Ces institutions sont au-delà de la culture juive: elles sont devenues des symboles de Montréal à part entière. Elles ne représentent plus la culture juive, mais la culture montréalaise dans son ensemble. C’est fascinant!»

Du brunch au bagel

On connaît Beauty’s, cet établissement de brunch géré par la même famille depuis 75 ans et connu pour son Beauty’s Special (bagel, saumon fumé, fromage à la crème, tomate et oignon) et le Mish-Mash (omelette, salami, hot-dog, poivron vert et oignons frits). Moishes, ce steakhouse vieux de 80 ans où l’on mange des patates latkes et des saucisses karnatzlach. Wilensky’s, tout petit resto datant de 1932 qui vend surtout le Wilensky’s Special, un pain de maïs pressé au salami, bologne et moutarde (il faut payer en plus si l’on veut son sandwich sans moutarde). Et bien sûr, le célébrissime Schwartz et ses sandwichs au smoked-meat avec pickles et frites.

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Fletchers

Rien à envier du côté boulangerie, grâce à des endroits comme Cheskie’s, dans le Mile-End, où les gens font la queue le dimanche pour ses typiques brioches à la crème. Mais Montréal est surtout connue pour les bagels de Saint-Viateur et Fairmount, fabriques mythiques depuis leur ouverture dans les années 1950. À la différence des bagels new-yorkais, ceux de Montréal sont plus denses et plus sucrés (car cuits dans de l’eau avec un peu de miel). «C’est vraiment propre à Montréal: on a des petites communautés juives ailleurs, mais pas cette même culture culinaire, souligne Katherine. Mon beau-père a grandi à Québec, et il quand il venait en famille à Montréal, ils repartaient avec des bagels et du Schwartz…»

Ces établissements emblématiques de la ville, on les reconnaît notamment au nom du commerce écrit en céramiques blanches et noires sur le sol de l’entrée, à leur fermeture le samedi pour le shabbat ou aux deux logos MK et CRC certifiant que la nourriture servie est casher. «Toute la nourriture n’est pas certifiée dans tous les restaurants, mais elle est en tout cas préparée dans cet esprit», indique Katherine. La plupart des vrais casher sont situés à l’ouest de Montréal, dans le quartier Côte-des-Neiges notamment.

Pancakes à la russe et Schnitzel au miel

Il y a donc les monuments, les célèbres deli, mais il y a aussi de nouveaux restaurants qui se consacrent à la cuisine juive. C’est le cas du Arthurs Nosh Bar, ouvert depuis juin dernier. À l’origine de ce resto de Griffintown, on trouve un couple qui vient de chez Joe Beef, Raegan Steinberg et Alexandre Cohen. «Quand j’ai parlé au chef du Joe Beef de notre intention d’ouvrir un resto, il m’a dit: “Cuisinez ce que vous savez faire!”», raconte Raegan. Le couple, d’origine juive roumaine et marocaine, décide donc de proposer une cuisine confort de tradition, mais revisitée à sa sauce: schnitzel (avec trois chapelures, miel du Québec fouetté, sauce piquante israélienne et câpres frits), pancakes à la russe, perogies, fromage challah grillé, etc.

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Arthur’s

«C’est ça la cuisine juive: chacun a pris quelque chose du pays d’où il vient, commente la chef. Ici, on sert une cuisine simple, familière. C’est la nourriture que l’on connaît le mieux.» Ce qui est proposé au resto, pour le déjeuner, le dîner ou le brunch du dimanche, c’est «juste la pointe de l’iceberg en cuisine juive», affirme en riant Raegan. «Un resto, c’est aussi une opportunité pour éduquer les gens à cette cuisine; la bouffe est la meilleure façon d’introduire une culture.» Le couple veut métisser les influences et remettre les classiques au goût du jour, et Alexandre fait beaucoup de recherches pour travailler de nouveaux plats.

En bon resto juif, c’est encore une histoire de famille: Arthur est le nom du père de Raegan, celui qui l’a amenée à la cuisine, et ses photos sont sur la carte et les murs du resto. «On ne veut pas que ce soit un resto éphémère. On veut créer quelque chose dont on pourra être fiers dans 20 ans», insiste la chef. Elle voit en effet un mouvement nouveau dans la cuisine juive, «un revival, qui vient des enfants de ceux qui tenaient des deli avant…»

Diversité et modernité

Dans la même génération que le Arthurs Nosh Bar, il y a Hof Kelsten, qui fournit les restos Le Club Chasse et Pêche, Le Filet et Joe Beef. Dans cette boulangerie au décor signé Zébulon Perron (le top de la modernité), on goûte au babka au chocolat et aux rugelach aux fraises et aux noix de Grenoble… Ici, gravlax et bortsch côtoient foie gras et BLT. «Ce mouvement de nouvelle cuisine a commencé aux États-Unis via des gens dans la vingtaine qui ont réinventé la cuisine juive qu’ils connaissaient. Ça l’a rendue plus acceptable pour les jeunes générations, qui voient que cette culture culinaire peut aussi être moderne, analyse Katherine Romanow. Hof Kelsten a été le premier à le faire à Montréal il y a trois ans. Je suis très heureuse que de plus en plus de gens jouent et s’amusent avec cette cuisine, qu’ils commencent à explorer ce qu’on peut faire…»

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Fletchers

Membre de cette génération, Katherine a ouvert Fletcher’s, le café du Musée du Montréal juif où sont servis des plats, des sandwichs, des salades et des desserts qui rendent hommage aux traditions culinaires ashkénaze et sépharade. La plupart des plats juifs qu’on trouve à Montréal sont d’origine ashkénaze, le groupe le plus important dans la ville; la cuisine sépharade, souvent à base de tomate, un peu plus épicée et relevée, est moins représentée à Montréal. «Je veux montrer la diversité de la cuisine juive, montrer qu’il ne s’agit pas juste de recettes de l’Europe de l’Est, indique Katherine. À Fletcher’s, les gens peuvent goûter à des plats qu’ils ne trouveront pas ailleurs à moins d’aller manger dans une famille juive.»

Mais si la plupart de ces restos proposent des sandwichs et autres repas sur le pouce, peut-on s’attendre à voir émerger des établissements plus gastronomiques, dans notre ville qui compte aujourd’hui environ 100 000 juifs? «Aller dans des restaurants où l’on prend le temps de s’asseoir et de manger est plus normal pour nos générations. Alors j’espère que ça va arriver, grâce notamment à ce mouvement de jeunes juifs qui ouvrent leurs restos, conclut Katherine. Montréal est l’environnement parfait pour que ça se développe…»