Vie

Art à boire

Il est loin le temps où les alcools n’arboraient que leur nom sur l’étiquette, leur seule fantaisie résidant dans le choix de la police de caractère. Aujourd’hui, les compagnies québécoises produisent des bouteilles aux habillages artistiques et aux dessins recherchés. Le contenant serait-il devenu aussi important que le contenu?

Un astronaute en lévitation, un loup hurlant, un masque qui sombre dans un verre de vin… Les illustrations minimalistes des vins Pinard & Filles, tout en noir, blanc et rouge, sont créées par Marc Séguin. Si la signature de l’artiste figure au bas du dessin, parfois avec un titre d’œuvre, le nom du vignoble québécois ou celui de la cuvée est absent. Pas besoin: la signature de Pinard & Filles, ce sont ces étiquettes épurées devenues emblématiques.

Ancien sommelier des Cons Servent et importateur de vins, Frédéric Simon a lancé son vignoble avec Catherine Bélanger, propriétaire des bars à vins montréalais Pullman et Moleskine. Et pour ses étiquettes, il avait déjà un nom en tête: «Il collectionnait mes œuvres, et il m’a écrit pour me proposer de travailler avec lui, raconte Marc Séguin. C’était charmant, comme une proposition de mariage…» Le vignoble, situé à Magog en Estrie, est planté en Vitis vinifera. «C’est pas commun ici au Québec, et je salue le risque. C’est ça qui m’a charmé. J’ai pas de fun si j’ai pas peur en me lançant, confie le peintre. Ce gars-là, il a essayé quelque chose, il est en avance. Et ça marche: il vend dans les plus grands restos et il est souvent en rupture de stock.»

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Premiers Balbutiements de Marc Séguin

Marc Séguin a réalisé à ce jour une dizaine d’étiquettes pour habiller chaque nouvelle cuvée du vignoble, et ses dessins modernes collent bien aux vins contemporains de Pinard & Filles. Pour dessiner, il a carte blanche; le vigneron lui parle juste en amont de la nouvelle cuvée à venir. «Par exemple, Frédéric m’a dit un jour: “Je vais faire des bulles, faut que tu trouves un truc qui va avec ça.” J’ai fait un astronaute, ça me paraissait évident pour des bulles…» Et puis, il faut coller au goût, évoquer les particularités de la cuvée. En préparant une étiquette, alors que Marc Séguin avait trois propositions pour un nouveau vin, il s’est dit dès la première gorgée de la dégustation qu’aucune ne convenait.

Si le nom de Marc Séguin est forcément un atout marketing, le peintre n’a pas l’impression pour autant d’être un drapeau rouge destiné à attirer le client. «Frédéric dit que les gens sont d’abord charmés par l’habillage d’une bouteille, mais il exagère. Même si le dessin est beau, si le produit est de la merde, ça reste de la merde. Mais tant mieux si les étiquettes plaisent, si ça peut aider à faire découvrir le vignoble… Vaut mieux parler de ce vin deux fois au lieu de n’en parler qu’une fois!»

Cocktail gin et street art

Du côté des spiritueux, les éditions limitées des gins Romeo sont quant à elles devenues de véritables objets de collection. Chaque année, la marque québécoise sort une nouvelle bouteille ornée d’une œuvre d’art urbain. «Le gin est un produit festif qui se prête bien au concept. Je ne voulais pas lancer un produit avec une cause, mais une cause avec un produit. Pas juste verser un pourcentage des ventes à des artistes, mais inverser le concept: on fait travailler les artistes en amont et on vend un objet d’art au consommateur, explique Nicolas Duvernois. Le consommateur veut rêver… Le gin Romeo, ce n’est plus simplement un produit de consommation.»

Cet entrepreneur et amateur d’art veut rendre les œuvres plus accessibles. «Tout ce qui est beau coûte cher! Pourquoi ne peut-on pas profiter de l’art quand on n’est pas riche?» Pour chaque édition limitée, produite à 30 000 exemplaires, Romeo achète l’œuvre d’art originale et la reproduit ensuite sur ses bouteilles, où les noms de l’œuvre et de l’artiste sont également inscrits. «On n’a jamais approché d’artiste pour qu’il travaille sur commande. L’œuvre n’a pas besoin d’avoir un lien avec le produit, insiste Nicolas. Je préfère que l’artiste soit surpris qu’on le choisisse…»

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Pour le choix de l’œuvre, «on y va par émotion, je ne veux pas qu’on y réfléchisse trop. On choisit des artistes émergents ou très peu connus; parfois, on prend des risques…» Pour sa troisième édition limitée, Romeo a lancé un concours dans le cadre du 375e anniversaire de Montréal. C’est Santerre qui a été sélectionné; si l’artiste n’était pas très connu auparavant, les 50 impressions de son œuvre mises en vente après la sortie de la bouteille sont parties en onze minutes. Depuis la sortie de sa première édition limitée, Romeo reçoit au moins une dizaine de courriels hebdomadaires d’artistes suggérant leur œuvre pour la prochaine bouteille.

À chaque bouteille de gin vendue, un pourcentage est aussi versé au Fonds Romeo, qui soutient les artistes émergents. Un fonds qui a par exemple servi à payer Canadian Bacon pour faire une œuvre au stand de Romeo pendant le Salon des vins et spiritueux de Montréal. À la demande des artistes, l’œuvre va d’ailleurs être donnée à l’Assemblée nationale. «Ça sera la première œuvre de street art exposée là-bas!», rigole Nicolas.

Sérigraphie et origami

Pour ce qui est de renouveler le marketing classique des alcools, les microbrasseries du Québec ne sont pas en reste. Le Trou du diable ou Les Grands Bois en sont de bons exemples, avec leurs images pop et colorées. «Dans la bière, il y a une certaine esthétique de l’étiquette qui a été outrageusement utilisée et qu’on retrouvait partout. Avant, tout était très typographique, indique Simon Bossé, de la Brasserie Dunham. Chez nous, toutes les bières avaient la même étiquette, seules les couleurs changeaient. Je trouvais ça d’un ennui mortel… Alors on m’a dit: “Tu proposes quoi d’autre?”.»

Simon, qui a une maison d’édition et un atelier de sérigraphie depuis une vingtaine d’années, accepte le défi avec plaisir. Depuis trois ans, à chaque projet de bière, l’équipe de cette brasserie des Cantons-de-l’Est fait donc l’exercice de lui trouver un nom marrant et de la jumeler avec un artiste. «Et tout à coup, les gens ont commencé à s’attarder au travail graphique des étiquettes, se rappelle Simon. Je travaillais avant au Cheval blanc, où je préparais beaucoup d’expos. Bières et art, ça va très bien ensemble, je trouve.»

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Brasserie Dunham
Brasserie Dunham

Dunham ne travaille pas qu’avec des dessinateurs, mais aussi des sérigraphes, un spécialiste de l’origami, etc. «On n’a pas peur d’expérimenter, on s’amuse beaucoup! Avant de commencer à faire appel à des artistes, on avait rencontré un bureau de design. J’avais trouvé leurs propositions terriblement ennuyeuses.» Toutes les discussions se font maintenant à l’interne, et la brasserie ne travaille avec aucune firme. Simon a une longue liste d’artistes en stock, notamment beaucoup de dessinateurs qui travaillent en BD. «On ne cherche pas à provoquer avec nos dessins, mais c’est vrai qu’on a déjà travaillé avec des artistes plus marginaux. Parfois, leur travail peut choquer…»

«On reçoit souvent des messages d’artistes qui offrent leurs services. Quand on en approche un, c’est qu’il y a déjà un match. Notre objectif: faire travailler les artistes, insiste Simon. C’est aussi stimulant et amusant pour eux, de travailler sur de la bière! On rémunère environ 500$ un travail pour une étiquette. C’est pas énorme… mais c’est déjà ça.» Si l’artiste choisi a carte blanche pour créer son image, il y a tout de même une consigne à garder en tête: comme l’étiquette fait huit pouces de large et qu’on n’en voit que trois quand elle est collée sur la bouteille, l’élément important et le message du dessin doivent donc se retrouver sur ces trois pouces.

La Brasserie Dunham sort plus de 20 nouvelles bières par an, et a déjà produit en trois ans environ 70 étiquettes en collaboration avec des artistes. «Pour certains, ça ne change rien, pour d’autres, oui. Quelques clients nous disent même qu’ils ont acheté telle bouteille pour son étiquette, confie Simon. La bière, c’est vraiment une communauté. Parfois, dans les forums et les groupes, il y a même des débats sur nos étiquettes… Je trouve ça génial.»

Au début, il y avait Unibroue

unibrouepathEn 1990, deux associés fondent Unibroue pour commercialiser les produits artisanaux de la Brasserie Massawippi, alors que le marché de la bière est sous le monopole de Molson et Labatt. La marque s’inscrit rapidement dans la culture québécoise, s’associant d’ailleurs avec le chanteur Robert Charlebois en 1992. Les noms des produits d’Unibroue évoquent la province: la Bolduc, la Carnaval de Québec, la Fleurdelysée, la Kamouraska, etc.

L’imagerie qui illustre les bières s’inspire aussi du patrimoine et de l’imaginaire québécois. Comme la Trois-Pistoles, dont l’étiquette reprend le cheval noir de la légende locale… Dans le sillon d’Unibroue, les microbrasseries qui ont émergé par dizaines ces dernières années se sont inscrites dans ce retour aux racines et cette association de la bière avec l’art et la culture.