Goutte à goutte
Le monde de la distillerie québécoise est en pleine ébullition, un phénomène nouveau qui entraîne avec lui plusieurs remises en question et qui invite à repenser non seulement les modes de production et de distribution, mais aussi les lois qui régissent la production d’alcool. Regard sur un terroir en mutation.
La bouteille de gin forestier Canopée, de la distillerie Mariana en Mauricie, coûte 35$ en magasin. La Société des alcools du Québec (SAQ) a quant à elle acheté la bouteille… 8,15$. En enlevant le coût de production (environ 5$), «il nous reste juste quelques piasses, littéralement», indique Jean-Philippe Roussy, un des deux distillateurs à l’origine de Mariana. Si la multiplication des distilleries québécoises ces dernières années laisse croire à un secteur florissant, en coulisses, nombreuses sont les entreprises à l’avoir difficile.
Du côté de la SAQ, on nous explique que le prix d’achat est négocié avec les producteurs. «En vertu des accords internationaux, la SAQ doit appliquer un traitement égal à tous les produits d’une même catégorie, donc la même structure de prix. Le prix de vente est quant à lui déterminé en fonction du prix du fournisseur, selon la grille de calcul prévue. Des promotions peuvent s’appliquer en plus», résume Linda Bouchard, agente à la SAQ. La société publie la structure de prix d’un spiritueux dans un rapport annuel:
«On est parmi les moins chers des produits québécois, assure Jean-Philippe avec son gin à 35$. Il y a deux, trois ans, on croyait vraiment pas que les gens allaient acheter des gins à 50$. Traditionnellement, les Québécois n’étaient pas des consommateurs de ces produits, donc notre approche était de les y amener avec un bon rapport qualité-prix, et de là développer la culture du spiritueux.»
Une fois les bouteilles achetées par la SAQ, il faut qu’elles soient commandées en succursales. Ça, c’est encore la job des producteurs. À eux de faire connaître leurs produits et de faire des dégustations; l’équipe de Mariana est allée jusque sur la Côte-Nord, dans un grand tour du Québec, pour faire découvrir leurs alcools. Un travail de communication qui aurait presque nécessité un employé à temps plein. Aujourd’hui, Mariana met plus l’accent sur la distribution locale. «Avant, c’était surtout avec les gros groupes internationaux comme Bacardi que dealait la SAQ. Ils ne comprenaient donc pas par exemple qu’une petite distillerie ait surtout besoin d’avoir ses produits bien distribués localement. Aujourd’hui, ils comprennent mieux.»
Ce que confirme Linda Bouchard, de la SAQ: «Pour la distribution, tout dépend de la quantité disponible, de la nature du produit, du moment d’introduction… Les producteurs peuvent visiter nos succursales pour présenter et proposer leurs produits. Nous pouvons aussi distribuer le produit dans des secteurs spécifiques, principalement à cause de besoins régionaux et pour s’assurer d’une distribution adéquate en fonction de l’approvisionnement. (…) Nous travaillons de très près avec l’industrie des spiritueux et les associations qui la composent, tout comme nous l’avons fait pour les vignerons.»
Une force du nombre
Alors qu’il ne reste que quelques dollars au producteur une fois la bouteille vendue à la SAQ, la seule option reste de vendre de gros volumes. La majeure partie des distilleries au Québec travaillent donc avec une base d’alcool qu’ils achètent et aromatisent, au lieu de produire leur propre base d’alcool à partir de grains, ce qui demande plus de temps.
Depuis sa création il y a trois ans, Mariana produit des alcools de type industriel. «Pour ceux qui essaient de faire leur alcool du grain à la bouteille, présentement c’est très difficile, souligne Jean-Philippe. Les jeunes qui se lancent dans la distillerie (Radoune, Saint-Laurent, O’Dwyer, Distillerie du Fjord, etc.) n’ont pas d’autre choix que de faire de l’alcool industriel, parce qu’ils n’ont pas assez de ressources pour partir du grain. Pour certains, la distillerie est un projet de préretraite et ils commencent avec des sous… Nous, on est partis de rien, fallait faire de l’argent rapidement.»
«C’est voué à changer prochainement; on a fait des pressions. Il y a des producteurs qui sont sur le point de fermer car c’est trop difficile. Les marges sont faibles, et il faut se battre pour vendre beaucoup de bouteilles… Mais on croit beaucoup que les lois vont changer. Il y a de plus en plus de distilleries qui apparaissent sur la scène québécoise, il va y avoir une force du nombre.»
Soutenir l’industrie
En effet, du côté de l’Assemblée nationale, un projet de loi concernant les producteurs d’alcools devrait être validé au printemps. Ce texte devrait notamment «[…] permettre au titulaire de permis de distillateur de vendre les alcools et les spiritueux qu’il fabrique sur les lieux de fabrication pour consommation dans un autre endroit», comme le stipule le texte. Un représentant du gouvernement du Québec avait en effet annoncé ce changement à venir en mai dernier lors de l’assemblée générale de l’Association des microdistilleries du Québec, qui compte une douzaine d’entreprises.
Pour le ministère des Finances, ce projet de loi 150 est une manière pour le gouvernement de soutenir l’industrie: «Autoriser la vente sur les lieux de fabrication pour les microdistillateurs industriels répond à une demande de ce milieu. Il a été déterminé de soutenir le développement de cette industrie, cela au bénéfice de toutes les régions du Québec. Cette mesure dévoilée dans le Budget 2017-2018 était également accompagnée d’autres mesures visant à soutenir cette industrie, notamment l’autorisation de faire déguster des produits ainsi qu’un soutien financier de 5,2 M$ sur cinq ans.»
Comme les vignerons
«On se prépare au changement de loi, confie Jean-Philippe. C’est pour ça qu’on investit: on va acheter un gros alambic pour faire du whisky et du rhum sur place, des produits artisanaux.» De cinq actuellement, Mariana va passer à huit alcools différents d’ici le mois de mai. «On va aussi créer un centre de visiteurs et de dégustation ici, avec une boutique. On va pouvoir accueillir les gens et vendre sur place. Mais c’est sûr que si on pouvait tout vendre sur place, on travaillerait beaucoup moins par rapport à que ça nous rapporte…»
Le projet de loi souligne en effet que «[le titulaire de permis de distillateur] peut également vendre les alcools et les spiritueux qu’il fabrique sur les lieux de fabrication pour consommation dans un autre endroit pourvu qu’ils aient été achetés de la Société. Toutefois, il ne peut les vendre à un titulaire de permis délivré en vertu de la Loi sur les permis d’alcool». Ainsi, toutes les bouteilles vendues à la distillerie doivent avoir été achetées au préalable par la SAQ, et les distillateurs ne feront pas plus de bénéfices sur les produits en vente à la SAQ, dont le prix a déjà été fixé.
En outre, le producteur ne peut pas vendre directement son alcool à un restaurant ou à un bar, comme c’est possible pour les vignerons. Pour le ministère des Finances, les différences dans les régimes de commercialisation du vin et de spiritueux s’expliquent par plusieurs raisons: «Dans le cas des spiritueux, nous avons affaire à des produits de distillation, un procédé de fabrication très différent et donc avec des caractéristiques différentes. Entre autres, les taux d’alcool des spiritueux nettement plus élevés que ceux du vin et de la bière ajoutent une préoccupation additionnelle du point de vue de la santé et de la sécurité publique.» Bref, si ce qui sort de nos alambiques continue de nous étonner, il reste encore plusieurs questions à distiller au cours des prochains mois.