Ode à la cantine
Vie

Ode à la cantine

Ils sont de moins en moins nombreux, ces casse-croûtes de bord de route. Le cinéaste Nicolas Paquet leur a consacré un documentaire, Esprit de cantine, qui sort ce mois-ci. Un hommage à ces morceaux de patrimoine québécois.

En 2011, Nicolas Paquet est en plein tournage en Abitibi pour son long métrage La règle d’or. Un des personnages du film tient une cantine, dans laquelle il passe ainsi de longues heures. «J’ai été charmé par l’ambiance de l’endroit. Je me suis dit qu’il y avait vraiment un film à faire dans ce lieu-là, se souvient le cinéaste. J’étais étonné qu’aucun documentaire d’auteur n’ait exploré ce monde si insolite et authentique à la fois…» Après un film sur la cabane à sucre (Les sucriers), Nicolas Paquet poursuit donc sa phase cinématographique «cabanes» en se penchant cette fois sur… la cabane à patates.

Porté par une musique country folk composée par Fred Fortin, Esprit de cantine ne parle pas tant de cuisine que de l’esprit des lieux, qu’on ne voit pas forcément quand on s’arrête rapidement pour manger. Ici, on voit le Québec de l’intérieur. «La caméra révèle d’abord l’arrière-scène, celle que les passants et les touristes ne peuvent découvrir… Les cantines font vraiment partie de notre histoire, on a tous un souvenir qui s’y rattache. C’est un pan de l’identité québécoise. On en trouve bien en Belgique ou dans le nord de la France, mais au Canada c’est assez unique. La cantine, ç’a commencé ici: c’est le mélange poutine et petite baraque saisonnière.»

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Un coup de klaxon, la nuit qui tombe, la cantine et ses néons au bord de la route: c’est chez Mimi que s’ouvre le documentaire, qui suit la propriétaire, Micheline, entourée de ses employés et clients fidèles. Chez Mimi est située à Saint-Alexandre-de-Kamouraska, un petit village industriel du Bas-Saint-Laurent où habite le cinéaste depuis maintenant une dizaine d’années. «Moi, j’appelle ça mon petit casse-croûte familial, confie Micheline. J’aimerais ça qu’il continue à y en avoir un peu partout.»

On découvre aussi dans le documentaire le quotidien de Nathalie, qui a racheté Le Connaisseur, une cantine installée dans un camion à Tadoussac. «Il y a une dynamique différente entre les deux lieux, ils montrent chacune un regard différent sur la ruralité», explique Nicolas, qui a filmé les deux casse-croûtes pendant un an – «J’ai essayé de ne pas dépasser une poutine par jour…»

Psychologie au comptoir

Ce qui définit une cantine? Un bâtiment souvent pas isolé, un revêtement en vinyle. «Un petit rectangle blanc», résume poétiquement le cinéaste. Il y a des petits bijoux visuels à trouver, confie-t-il, comme celles qui ont une déco thématique (la pêche dans les cantines de la Côte-Nord). «Elles sont un peu à l’opposé de ce que le design moderne nous propose…» Les cantines ont souvent un emplacement stratégique, proche du fleuve. On les attend avec la fonte des neiges. «Il y a pas ou peu de places assises à l’intérieur et on mange à une table de pique-nique. Quand il y a 30 places assises, là on parle plus d’un restaurant.»

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Quant au menu, qui ne se limite pas à la poutine, on peut trouver des particularités locales. Mais ça doit rester simple. «C’est pas un endroit où on sert de la poutine avec du foie de canard!», s’exclame un des personnages du film. Le cinéaste est bien d’accord: «Simplicité, c’est le mot-clé. Dans la cantine, l’accent est surtout mis sur l’ambiance. On y vient pour un moment de réconfort, on ne se casse pas la tête pour choisir ce qu’on va manger. On vient chercher l’authenticité.»

L’authenticité de la relation avec les clients, qui sont souvent des habitués. «Dans certains villages, c’est le seul endroit où on peut aller pour parler avec ses concitoyens. Les propriétaires de cantine sont parfois presque des psychologues», analyse le cinéaste. Des propriétaires qui constituent un milieu très féminin; sur la cinquantaine de cantines visitées par Nicolas, seules deux étaient tenues par des hommes.

Si ces femmes sont le plus souvent âgées d’une cinquantaine d’années environ, le cinéaste a choisi de suivre la jeune Nathalie, qui a racheté sa cantine à l’âge de 25 ans. «La cantine de Tadoussac montre la relève.» Une relève pas toujours facile à trouver pour ce patrimoine menacé par plusieurs évolutions: les changements dans les habitudes de consommation, qui font qu’on mange plus santé ou plus gastronomique, le déploiement des grandes chaînes de restauration, les changements démographiques et les campagnes qui se vident…

Taxi-poutine

«J’ai pas vu de chiffres, mais ç’a l’air rentable à ce qu’on m’a dit, confie le cinéaste. Mais pour tenir une cantine, il faut être prêt à travailler au moins 60 heures par semaine.» Et au moins six jours par semaine, les soirs notamment. C’est souvent ce qui peut faire peur à la relève potentielle – en plus du fait de sentir la frite tout le temps, comme le souligne Nathalie dans le film.

Le Connaisseur
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Avec son conjoint, on la voit se battre pour faire survivre sa cantine, par exemple face à la municipalité qui lui refuse l’autorisation d’avoir un plus gros camion. Pour attirer les clients, le couple met en place un «taxi-poutine» pendant le Festival de la chanson. Il s’agit aussi de bien connaître les habitants du coin, comme le faisait monsieur Lapointe, à qui Nathalie a racheté sa cantine; ce dernier avait tenu Le Connaisseur pendant plus de 40 ans. «Si on leur donne pas un coup de main, on va se réveiller un jour, pis on va se rendre compte qu’on aurait dû garder nos cantines», soupire le conjoint de Nathalie.

Le film, projeté deux fois aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal, porte ainsi un regard intime sur ces petits morceaux du Québec. «Comme pour mes films précédents, Esprit de cantine s’inscrit dans ma démarche pour le déploiement d’une cinématographie qui déjoue les préjugés en illustrant la ruralité comme elle peut aussi être: dynamique et pleine d’avenir, explique le cinéaste. Tout n’est pas dévitalisation, exode et perte d’emplois.»

«Régionaliste par adoption», Nicolas s’investit beaucoup dans le cinéma local, autant dans ses longs métrages qui sont des réflexions autour du terroir et de la ruralité, qu’en défendant les projections régionales. En attendant, il continue à aller manger dans les cantines. «Ça va perdurer, mais il va en avoir de moins en moins. Y a quand même une certaine fierté, une volonté que ça dure… Ce film, c’est une invitation à les fréquenter.»

Esprit de cantine
sortie en salle le 20 avril