Cuisine interdite
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Cuisine interdite

Au Québec, la vente de viandes des bois est interdite. Impossible donc de trouver au resto du cerf sauvage ou de l’orignal. Une réalité que regrettent certains chefs, qui aimeraient amener ce terroir dans l’assiette…

«Réapproprions-nous les savoir-faire et traditions qui nous définissent.» Cette devise, c’est celle de Bravejack, un groupe de passionnés de chasse créé par le chef Stéphane Modat et un ami. Sur le site web, photos et vidéos revisitent des recettes ancestrales ou expliquent les modes de cuisson en pleine nature. La chasse, et surtout la préparation des viandes qui s’en suit, c’est la passion du chef du Champlain, le resto du Château Frontenac. Ces animaux sauvages, il les a dans la peau, tatoués en grand sur les bras. Mais il regrette de ne pas pouvoir faire goûter ces viandes à ses clients.

«C’est cool de cuisiner le terroir, mais ici, on ne le fait qu’à moitié. C’est giboyeux, le Québec, y a quelque chose de très culturel dans les viandes sauvages… Les cuisiner permettrait d’avoir une identité culinaire claire: on sert ce qui vient de chez nous, on en est fiers. Dans le Grand Nord, on mange du phoque, du caribou… C’est ça, l’expression du terroir. Y a qu’à Terre-Neuve qu’on peut servir de la viande des bois dans les restos. Et après, c’est qui les newfies?» Au Champlain, Stéphane Modat peut recevoir du caribou de Laponie… mais pas du Labrador.

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Au Québec, la réglementation sur les produits alimentaires limite en effet la commercialisation des produits de la chasse depuis 1967: les viandes utilisées par un restaurateur doivent provenir exclusivement d’un animal abattu dans un abattoir sous inspection. «Toutefois, tout restaurant peut offrir de la viande de gibier issu d’animaux d’élevage ayant été abattus dans des abattoirs sous inspection, souligne Mélissa Lapointe, du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ). Ces produits permettent aux visiteurs de vivre une expérience culinaire authentique et conforme aux standards de salubrité alimentaire.»

Mais pas besoin d’être un chef pour savoir qu’un animal d’élevage n’a pas le même goût que son pendant sauvage… Et, note Stéphane Modat, si on a le droit d’élever au Québec du wapiti ou du cerf rouge, l’élevage d’orignal est interdit. «Tous les chefs aimeraient pouvoir servir un morceau d’orignal! On peut acheter du loup marin parce que c’est considéré comme un poisson au niveau fédéral, mais d’autres animaux sont interdits. Il y a des animaux qui sont fédéraux, d’autres provinciaux… C’est un vrai sac de nœuds.»

Produit de niche

L’autre enjeu, c’est la salubrité et la traçabilité des aliments. Lors d’un événement culinaire autour de viandes des bois dans un resto, le chef du Champlain avait dû demander une dérogation au gouvernement et chaque client avait signé une décharge en cas de problème sanitaire.

«Les animaux abattus, éviscérés et découpés en quartier à la chasse comportent des risques élevés de contamination par des micro-organismes responsables de toxi-infections alimentaires, et représentent également des risques parasitologiques et chimiques, explique Mélissa Lapointe. Malgré les recommandations faites aux chasseurs, les diverses conditions appliquées en pleine nature par des personnes d’expériences variées contribuent à des risques de contamination des viandes. De plus, certaines maladies ou conditions de l’animal comportent des risques sanitaires.»

Un argument qui laisse Stéphane Modat dubitatif: «Je serais curieux d’aller à l’épicerie du coin, d’y acheter un morceau de bœuf, de l’analyser et de le comparer à un morceau d’orignal que j’ai chassé. Je me demande lequel est le moins bon pour le consommateur…» La commercialisation de gibier sauvage dans les restos est aussi un enjeu au regard de la concurrence avec les éleveurs. Un faux problème, contrecarre Stéphane Modat, pour qui les viandes sauvages sont un produit de niche que les éleveurs n’ont pas à craindre.

«Ça ne ferait aucune concurrence aux producteurs de bœuf et porc, car on parle de quantités très limitées. Mais le lobby de l’orignal est beaucoup moins fort que celui du bœuf, ironise le chef. Moi, je n’arrêterais pas pour autant d’acheter du bœuf, je compléterais juste mes menus au resto par d’autres viandes. Je veux bonifier l’expérience.» Quand il part chasser un orignal, il peut revenir avec 650 livres de viande. «Je n’ai aucun intérêt à garder tout ça pour moi…»

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L’autre conséquence de ces restrictions, selon lui, c’est justement le gaspillage. Beaucoup de chasseurs de l’extérieur viennent au Québec avec un permis de non-résident et ne peuvent donc pas ramener la viande chez eux. Marc Plourde, président de la Fédération des pourvoiries du Québec (FPQ), indique pour sa part n’avoir jamais vu de sa vie des quartiers d’orignaux perdus: «La viande est toujours récupérée.» Il donne par ailleurs l’exemple du Chasseur généreux, un programme de don de viande de gibier: la viande issue de la chasse est traitée par un boucher – les pourvoiries n’ont pas le droit d’apprêter de la viande – et remise à des banques alimentaires.

«Le Règlement sur les aliments n’interdit pas qu’un chasseur donne à un particulier la viande provenant d’un animal qu’il a abattu à la chasse, appuie Mélissa Lapointe. Il réglemente la vente d’aliments et non les dons à des particuliers. Il est ainsi possible de remettre du gibier sauvage à une institution ou à un organisme philanthropique pour être servi gratuitement et exclusivement à ses bénéficiaires. Le gaspillage alimentaire peut ainsi être évité.»

Meatballs à l’ours

En attendant, toujours pas de viandes des bois au resto. «La commercialisation de ces viandes est associée à la notion de conservation. Et le gibier est considéré comme une ressource collective, qu’on ne peut donc pas commercialiser», explique le président de la FPQ, chasseur depuis 43 ans. Il suggère cependant de faire un abattage contrôlé dont bénéficieraient les restaurateurs, lors d’opérations de contrôle quand il y a des populations en surnombre. «Avec une pratique bien encadrée, ça permettrait de faire le pont entre une saine gestion de la faune et la découverte du terroir culinaire. Pourquoi pas faire des soupers à des fins philanthropiques, pour mettre en valeur du gibier?»

Des suggestions, Stéphane Modat n’en manque pas non plus. Il propose un distributeur officiel pour la revente de viandes sauvages, sous supervision du MAPAQ. Selon lui, valoriser la viande chassée par les titulaires de permis non résidents permettrait aussi de limiter les pertes. «Ça prendrait des données, des analyses… Et surtout une table ronde. Rien ne prendra forme tant que les institutions n’accepteront pas d’en parler ensemble.»

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«On serait mûrs pour une discussion, approuve Marc Plourde. Ce dont on a besoin, c’est pas un discours médiatique comme au temps de Marois, mais une table de discussion. Nous, on est prêts. Le problème, c’est que le ministère n’a jamais remis cet enjeu sur la table…» En 2014, des réflexions avaient été amorcées par les ministères impliqués dans le dossier du gibier sauvage. L’annonce d’un projet-pilote pour autoriser la vente de viandes des bois dans certains restos avait alors généré des «réactions mitigées du public et des intervenants du secteur», indique Mélissa Lapointe.

«Les inquiétudes soulevées étaient en lien avec les mesures de contrôle pour assurer la salubrité de la viande, de même que des inquiétudes liées à la préservation des espèces et les risques de braconnage. De plus, les éleveurs de gibiers relevaient le risque d’inhiber leurs efforts de mise en marché de leurs produits et demandaient de suspendre le projet.»

Pression des lobbys de la viande ou réel problème de gestion des risques? En attendant, le dossier piétine. «C’est dommage, car ça serait bon de faire connaître le gibier au grand public, aux gens qui ne sont pas en contact avec la chasse», regrette le président de la FPQ. De son côté, le chef du Champlain continue de s’adonner joyeusement à la chasse au gibier, dont il prélève tout pour cuisiner.

«Mes enfants adorent ma recette de spaghettis aux meatballs à l’ours», confie-t-il. Il travaille actuellement sur un livre de recettes à base d’animaux sauvages du terroir québécois. Il y parle de sa «cuisine interdite», donne des conseils pour apprêter le gibier – «la viande des bois, on a toujours tendance à la faire trop cuire!» – et célèbre les animaux sauvages et leurs saveurs. «Quitte à manger moins de viande, mangeons-en de la meilleure…»