Goblin : Par-delà la porte rouge
Les Sud-Coréens ont engravé leurs légendes sur nos pierres, s’appropriant la cité fortifiée du 418 pour y tourner une série (Goblin: The Lonely and Great God) devenue culte chez eux depuis. Un phénomène culturel qui change la face de la Vieille Capitale, de ses industries touristiques et cinématographiques.
La prémisse de l’œuvre est presque aussi improbable et surnaturelle que le fait d’avoir choisi Québec pour théâtre de telles fantasmagories. Goblin: The Lonely and Great God est un récit puisé à même le folklore national coréen, une réactualisation contemporaine des mythes du gobelin (ou dokkaebi) et du Faucheur. L’auteure Kim Eun Sook s’est inspirée de la tradition orale de son pays pour jeter les bases d’une histoire d’amour tragique entre un homme condamné à la vie éternelle, le personnage titre, et une simple mortelle. Une fable romantique qui aurait, à en croire les chiffres fournis par Destination Canada, été vue plus de 245 millions de fois seulement à la télévision traditionnelle sud-coréenne. C’est sans compter les marchés malaisiens et chinois, ni même les statistiques de vues uniques pour la plateforme d’écoute en continu Naver TV. Difficile de quantifier tout ça. «C’est des cotes d’écoute très, très imposantes, s’exclame Charles Gaudreau, chef d’équipe d’une cinquantaine de techniciens et artistes qui ont travaillé de pair avec les Asiatiques. C’est une autre stratosphère. C’est des centaines de millions de personnes. Pas qu’ils l’ont écoutée chaque semaine, mais ils ont écouté au moins un épisode.»
Pour le producteur délégué qui occupe un bureau dans le quartier Saint-Roch, c’est un contrat qui tombe du ciel. Les compagnies étrangères ne sont pas tenues de s’associer à des boîtes d’ici lorsqu’elles débarquent pour un tournage, rien ne les y oblige. «Il n’y a pas de règlement en ce sens-là parce que c’est souvent très contraignant», explique Alicia Despins, membre du comité exécutif de la Ville de Québec, responsable de la culture, de la technoculture et des grands événements. «Mais on fait savoir qu’on l’apprécie particulièrement quand ils retiennent les services des artisans et producteurs locaux pour mener à terme leurs projets.» D’ailleurs, les fonctionnaires municipaux servent d’entremetteurs en partageant un bottin de leur cru conçu à l’intention des cinéastes en visite, facilitant ainsi les contacts entre collègues de nationalités différentes.
Huit mois avant le début du tournage, Charles Gaudreau rencontrait le producteur coréen accompagné de son interprète, un tête-à-tête éclair qui s’inscrivait dans une séance de magasinage chez une myriade de maisons de production de Québec. Puis, silence radio. Il n’apprendra que beaucoup plus tard que ses services avaient été retenus. «Six mois plus tard, je reçois un appel du fixer. “Ouais, notre producteur t’as bien aimé. Il veut faire affaire avec toi. On arrive dans deux mois.” Là, j’ai fait de l’espace dans mon agenda!» Les premiers membres de l’équipage sud-coréen débarquaient peu après le coup de fil décisif. «C’était phénoménal de les voir aller parce qu’on a 13 heures de décalage avec là-bas. Le jour, ils travaillaient avec nous et, le soir, la Corée se réveillait. C’est des surhumains.» Dire que ces gens ont le cœur à l’ouvrage serait un euphémisme. Investis jusqu’à en perdre haleine, les caméramans, les éclairagistes et autres machinos ont très souvent défié les normes instaurées par les syndicats qui ne représentaient que les Québécois. «Il a fallu qu’on fasse deux équipes parce qu’ils faisaient des shifts de 30 heures en ligne des fois. On se relayait. Pour eux, il paraît que c’est normal. L’assistant-réalisateur Jeremy Peter Allen n’en revient toujours pas, même s’il précise que ce quart de travail triple ne s’est produit qu’une seule fois. «Ils étaient absolument épuisés à la fin, ils dormaient dans les camions.»
Parmi ce qui subsiste à ce tournage très intense d’une dizaine de jours, il y a ce pèlerinage que les fans font caméra à la main pour ensuite téléverser le tout en ligne. Les journaux de bord vidéo pullulent sur YouTube. Le Château Frontenac, qui a d’ailleurs vu croître sa clientèle coréenne de 500%, vend même le forfait Ultimate Goblin Experience comprenant une nuitée dans une suite qui a servi de décor et une carte des endroits où les scènes ont été filmées. La fontaine de Tourny, la Boutique de Noël sur Buade, la terrasse Pierre-Dugua-De Mons, la rue des Carrières, l’escalier Casse-Cou… Des endroits déjà légendaires ou carrément méconnus que Catherine Lavoie, directrice des lieux de tournage, a finement choisis. C’est elle qui, notamment, a déniché la fameuse porte rouge, celle devant laquelle de nombreux touristes se photographient désormais chaque jour. «Au départ, nous avions proposé plusieurs portes. Le réalisateur en a choisi une dans le lot, et c’est tombé sur celle du Théâtre Petit Champlain. J’ai su que le Théâtre a eu beaucoup de visite par la suite…» Au-delà du portail magique, de ce lien fictif entre Québec et Séoul, l’experte du repérage avait pour mandat de magnifier l’exotisme de nos automnes. Au final, et en postproduction, les feuilles rouges ou orange se conjuguent à un soleil vibrant, une lumière absolument invraisemblable pour cette période de l’année où les feuillus se colorent en raison du manque de chlorophylle. Le spectacle est féérique.
Mondes parallèles
Ce tournage aux allures d’échange culturel aura permis à Jeremy Peter Allen de se familiariser avec un mode de production tout autre et une grammaire de l’image très différente de la sienne, ce à quoi le public nord-américain est accoutumé. «Même si la collaboration entre les deux pays s’est très bien passée de façon générale, on sentait qu’ils venaient d’une autre culture esthétique qui, à plusieurs égards, nous paraissait assez kitsch. Mais si tu regardes la télé asiatique et coréenne, c’est plutôt normal. Nous, les Québécois, on est beaucoup plus dans le réalisme social.»
Dans Goblin, les époques se mélangent jusque dans les costumes et accessoires, des anachronismes dont le réalisateur Lee Eung Bok semble faire fi. «On pouvait filmer une scène qui se passe en 1960, mais ils avaient un calendrier sur le mur où c’était inscrit 1932. On avait beau leur dire, mais ce n’était pas grave pour eux.» Le travail des interprètes est teinté par ce même irréalisme, un jeu des plus économes, voire carrément décalé par rapport à ce qu’on voit dans les films occidentaux. «Je ne sais pas si c’est parce qu’ils sont moins expressifs ou si c’est nous qui n’avons pas les codes, qui ne repérons pas ce qui, pour eux, est une réaction normale, admet Jeremy. C’est sûr que le personnage principal était une espèce de demi-dieu, donc il était un peu distant vis-à-vis des autres humains. Mais je pense plus au rôle de la fille qui le suit, celui campé par Kim Go Eun. Ses réactions étaient, je trouve, très codées. Je pense au kabuki ou à l’opéra chinois. Nous, on n’avait peut-être pas les références pour bien lire ça.»
Jocelyn Paré, comédien bien actif dans les théâtres de la ville, est de ceux qui ont décroché un petit rôle dans l’émission. On peut le voir aux côtés de Gong Woo, cet acteur si célèbre que les groupes de touristes qui passaient par là devaient être maîtrisés, gardés à l’écart pour assurer sa sécurité. Une expérience qu’il n’est pas prêt d’oublier. «Ce qui est drôle, c’est que, lui, c’est comme une méga-vedette! T’sais, je veux dire, il est fucking big. C’est comme si je jouais avec Brad Pitt, là! Mais il ne me disait rien. Il avait toujours deux ou trois filles après lui, une qui replaçait ses cheveux, une autre qui le repoudrait, qui replaçait ses petites couettes. Je trouvais que c’était très plastique comme manière de fonctionner.» Jocelyn, avec ses 6 pieds et sa crinière châtain foncé, incarnait lui-même la quintessence de l’exotisme aux yeux de ceux qui l’avaient choisi. Le casting était d’une précision chirurgicale et chaque acteur principal était doté de son propre cortège: un coiffeur, un maquilleur et un habilleur. Quelque chose qu’on ne voit jamais sur les plateaux de la Belle Province, «un souci du détail presque maniaque», pour reprendre les mots de l’assistant-réalisateur issu de l’escouade locale.
Malgré leurs considérations différentes, malgré cette manifestation de l’extrême droite qui est venue troubler leur mise en scène à la fontaine de Tourny, les Sud-Coréens et les Québécois ont uni leurs forces pour donner vie à ce conte qui fait rêver les masses. Des artistes ont bâti un point entre deux peuples que rien ne rassemblait au préalable. Il nous tarde, à notre tour, de découvrir ce lointain pays à travers les yeux d’un de nos écrivains.