Les nouveaux cavistes
Pour vendre de l’alcool, il faut vendre un repas. Mais certains restos jouent avec le flou législatif pour vendre du vin, se rapprochant ainsi du modèle des caves qu’on trouve en Europe. Un bon moyen de contourner le monopole de la SAQ?
«Malheureusement au Québec, l’un ne va pas sans l’autre, le vin et la bouffe. Si t’as un permis de bar, tu peux vendre juste du vin, mais pas pour emporter», résume le chef Martin Juneau, qui a ouvert le Cul-Sec dans Rosemont-La Petite-Patrie. On connaissait déjà à Montréal Les Cavistes sur la rue Saint-Denis, ou Le Quartet dans le Vieux. Ces établissements proposent un beau choix de bouteilles, avec lesquelles les clients peuvent repartir après s’être acquittés d’un repas parfois symbolique. C’est la chaîne St-Hubert, qui a commencé à livrer du vin avec ses repas, qui a inspiré Martin Juneau à ouvrir son établissement. «On s’est dit: “Ça marche pour eux, alors on va le faire”. Mais en étant super tight: chaque facture doit compter un repas», raconte le chef.
En 2015, quand lui et son associé ouvrent leur établissement, ils travaillent avec un partenaire avocat pour voir exactement ce qui est légal – et toléré – en matière de vente de vin, et quelle est précisément la définition d’un repas. La loi est en effet un peu vague sur cette définition, expliquant finalement surtout ce qui n’est pas un repas – une planche de fromages ou de charcuteries, un plateau d’huîtres ou des bouchées, par exemple.
Jouant avec le concept de repas et gardant les prix bas, Cul-Sec propose par un exemple un sandwich baptisé Le Prétexte, au tarif minimum. «Tu le manges si t’as envie, tu peux le donner à un itinérant, tu le prends pas si tu veux pas, mais ça doit apparaître sur la facture. C’est comme un cover charge pour pouvoir acheter du vin», résume Martin. Le chef reconnaît manœuvrer dans «une zone grise», d’autant qu’il n’y a pas de limite quant à la quantité de vin achetée – certains clients repartent avec des dizaines de bouteilles.
Une zone grise qui reste dans le viseur du gouvernement. «Ils ont dû rapidement être au courant qu’on vendait du vin pour emporter. Je pense que oui, ils surveillent, confie le chef. Mais on a toujours fait ça dans les règles de l’art.» La brigade des mœurs est en effet venue il y a peu pour vérifier que tout était en règle en matière de vin.
La Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) précise pour sa part que les quelque 24 000 titulaires de permis bar et restaurant au Québec sont contrôlés au moins une fois par an. Quant au repas, «c’est une question d’interprétation, indique Joyce Tremblay, de la RACJ. On ne peut pas être derrière le dos de chaque restaurateur. Je fais le parallèle avec les excès de vitesse sur la route; c’est une question de jugement.»
Compléter l’offre de la SAQ
Mais un modèle comme Cul-Sec a ses limites. D’abord dans sa définition de «cave et cantine»: «Les gens au Québec ne comprennent pas le concept de cave, contrairement aux Européens», raconte Martin. Dans cette cantine, la cuisine est là pour mettre en valeur, supporter le vin. Mais il manque la demande, de la part d’une population encore trop habituée à aller à la SAQ pour acheter du vin. Pour la plupart des clients qui viennent au Cul-Sec, ils sont au restaurant, pas dans une cave.
«Il faut un minimum d’encadrement. Ça fait trois ans qu’on est ouvert, et on est encore souvent dans l’explication, regrette Martin. La SAQ est encore très présente dans l’esprit des gens; c’est l’ultime caviste…» Cul-Sec, spécialisé en vins nature, offre cependant un choix de 140 références de vins à la carte. Pour Louis-Philippe Breton, associé de Martin Juneau, c’est ce qui confère à l’établissement une clientèle de niche, qui recherche vraiment ces produits introuvables à la SAQ.
«Si c’est pour offrir un vin conventionnel 10$ plus cher qu’à la SAQ, y a pas d’intérêt à avoir une cave, tranche le chef. Avec la rareté des petits producteurs, le caviste offrirait un créneau qui viendrait juste compléter l’offre de la SAQ, au lieu de la concurrencer.» La SAQ s’est déjà beaucoup ouverte à l’univers des vins nature, mais cela reste un créneau non profitable pour elle, selon les associés de Cul-Sec, car il lui faut des vins de volume et de stabilité. «On espère une ouverture du côté du gouvernement, on aimerait bien qu’il y ait des permis de caviste, ou même de vente à emporter dans des restos sans avoir à manger, explique Martin. Nous, on importe du vin, on est prêts. Dès qu’il y aura une possibilité, on va le faire.»
«Des grands vins avec un petit repas, c’est pas légitime»
Du côté des agences d’importation, on est plus mitigés. «Si ça prend trop d’ampleur, les épiceries pourraient demander jurisprudence pour pouvoir aussi vendre du vin, avance un agent sous couvert d’anonymat. Vendre des grands vins avec un petit repas, c’est pas légitime. La SAQ va resserrer ses critères; c’est toléré actuellement, mais c’est pas accepté pour autant. Ça doit pas faire ombrage au monopole.»
Pour lui, la possibilité d’avoir un permis de caviste ouvre la porte à la privatisation de la vente d’alcool, ce qui amènerait alors de nouveaux problèmes. «Vendre du vin à emporter, c’est pas super payant. On va finir avec des magasins qui n’auront que du Kim Crawford ou du Red Revolution…» L’offre de vins de la SAQ est en outre loin devant les autres marchés, souligne cet agent: le nombre de références disponibles au Québec, pour un marché de huit millions d’habitants, est presque aussi élevé qu’à New York.
Au milieu de cet argumentaire, un projet de loi sanctionné en mai dernier prévoit d’«assouplir la notion de repas», indique Joyce Tremblay de la RACJ. «Ça faisait 15 ans qu’on n’avait pas modifié cette loi. Le but reste de ne pas compétitionner avec les épiceries ou la SAQ.» Le projet de loi 170 prévoit en outre d’autoriser aux titulaires de permis de restaurant de servir de l’alcool sans obligation de consommer un repas – adieu Le Prétexte? La date d’entrée en vigueur et les modalités de cette mesure doivent cependant encore être fixées par règlement.
En attendant, ce projet de loi a été très chaleureusement accueilli par l’Association des restaurateurs du Québec (ARQ), qui y voit une modernisation du régime juridique applicable aux permis d’alcool, selon François Meunier, vice-président: «C’est un gain historique pour l’ARQ et pour tous les titulaires de permis d’alcool, car ces lois étaient non seulement désuètes, mais complètement d’un autre temps».
Quant au monopole de la SAQ, la Coalition avenir Québec annonçait le mois dernier qu’elle souhaitait libéraliser le marché de l’alcool dans la province si le parti gagnait les élections en octobre prochain. Un débat qui n’en finit pas de déchaîner les passions. En attendant, s’il y a bien un moment où le Cul-Sec se fait remarquer, c’est pendant les jours fériés, quand la SAQ est fermée: à Noël ou à la Saint-Jean, c’est le gros achalandage à la cave et cantine…