Michel-Jack Chasseuil : l'artiste de la cave
Vie

Michel-Jack Chasseuil : l’artiste de la cave

Il est le plus grand collectionneur de vin au monde. Ce Français de 77 ans possède près de 50 000 bouteilles des plus grands crus, un trésor pour lequel on lui a déjà proposé des millions de dollars. Entretien avec un passionné qui a fait des grands crus des œuvres d’art.  

Il aime bien parler de vin, Monsieur Chasseuil. Alors que j’ai rendez-vous avec lui au Centre Phi, où il participera à une discussion animée par Véronique Rivest le 22 octobre prochain, on me dit qu’il est encore au restaurant voisin dans lequel il dîne. Je m’y rends ; le collectionneur est en pleine conversation avec les convives des tables voisines, tandis qu’on lui offre des verres et qu’on boit à sa santé. En bon Français, il est en train de râler sur son pays. « J’aimerais être comme vous quand je serai vieux ! », s’exclame un client en le saluant.

Michel-Jack Chasseuil ne ressemble en rien à la plupart des acheteurs de grands vins. Pas de voiture avec chauffeur, de yacht et de maison de vacances : ce grand-père en imper vit en Nouvelle-Aquitaine, dans le petit village français où il est né, et n’a pas une énorme retraite. Mais de la jasette, il en a à revendre… Et quand il parle de vin, on boit ses paroles.

Voir : Décrivez-nous un peu votre collection…

Michel-Jack Chasseuil : J’ai entre 40 et 50 000 bouteilles. Ce sont des bouteilles uniques, la collection n’est pas reproductible, ni estimable. J’ai par exemple 700 Petrus depuis 1945, une bouteille de champagne millésime 1805 de la cave de Napoléon, mais aussi des vins qui ont appartenus à Édith Piaf, Lino Ventura… J’ai des vins rares, historiques ou d’artistes, et de tous les pays du monde. En fait, c’est plus facile de savoir ce qui me manque que ce que j’ai !

Justement, quelles bouteilles vous manquent ?

J’aimerais trouver un Magnum de Latour 1961 et un Cotnari [domaine de Roumanie] d’avant la guerre. Après 1945, Ceausescu a fait arracher toutes les vignes…

Comment avez-vous monté cette collection incroyable ?

J’ai commencé ma cave à vingt ans avec quelques bouteilles de vin bouché de ma mère. Dans ma carrière, je suis passé de chaudronnier à dessinateur puis à vendeur d’avions ; les consignes étaient alors d’emmener les clients au restaurant et de les souler, et l’employeur payait. Je demandais donc aux sommeliers des grands restos de nous amener le meilleur, et j’ai appris petit à petit. J’ai découvert des vins, j’en ai achetés de plus en plus.

C’était l’époque où c’était pas cher, avant internet. Tout le monde se foutait du vin. Et puis j’étais séparé de mon épouse, donc il n’y avait personne pour me dire « Pourquoi on va jamais en vacances ? » ou « Tu m’ennuies avec ton vin ! » Puis j’ai eu ma prime de départ à la retraite en 1989. J’ai continué à acheter.

En 2010, les bouteilles qui valaient 30 francs avant les années 2000 sont montées à 3 000 euros. Là, c’est devenu trop d’argent pour moi, donc j’ai pu continuer à récupérer les vins rares dont je rêvais en vendant mes doubles. J’ai aussi emprunté 30 000 euros pour continuer à acheter. Moi, ça fait 50 ans que je cherche les meilleurs vins. Quand c’est devenu tendance, tout le monde a voulu en acheter. Seulement, quand il y avait 3 000 caisses de disponibles pour 10 000 commandes, c’est les anciens clients qui en avaient en premier ; et moi j’étais déjà sur la liste…

Donc ce n’est pas seulement une question d’argent ?

Non. Je suis allé en Californie il y a trois ans, au vignoble de Screaming Eagle – qui fait le plus grand vin américain. On a visité les vignes avec un ami de Bill Gates, qui gagne des millions. Il dit qu’il prendrait bien deux caisses, et s’est vu répondre qu’il n’y en avait pas. Il s’est étonné : « Comment ça y’en a pas ? M. Chasseuil en a trois bouteilles tous les ans. » « Oui, mais il faut être sur la liste. » « Alors mettez-moi sur la liste ! » Il y avait 22 000 personnes sur cette liste… soit dix ans d’attente pour avoir ses bouteilles.

C’est quoi le quotidien d’un collectionneur ?

Toute la journée je me renseigne, je cherche des infos sur les vignerons et les meilleurs vins via la télé et les journaux, pour savoir quelle bouteille il me faut. Par exemple, ils font une cuvée spéciale avec les vignes de Montmartre à Paris, et je me suis dit que je devais en avoir. Je choisis en fonction du prestige et de la rareté. Je veux les meilleures récoltes des meilleurs vignerons des meilleurs vignobles, dans la meilleure année du siècle.

French collector Michel-Jack Chasseuil shows off a Chateau Cheval Blanc 1929 as he presents his collection of rare and prestigious vintages which is one of the greatest in the world in his wine cellar in La Chapelle-Baton, France, March 14, 2017. Michel-Jack Chasseuil has amassed more than 40,000 bottles over his lifetime. Picture taken March 14, 2017. REUTERS/Regis Duvignau - RC12D4C20810
Michel-Jack Chasseuil présente une bouteille de Château Cheval Blanc 1929

Votre collection est aujourd’hui estimée à des millions de dollars… Comment expliquer la flambée des prix ?

Dans les années 1960, les Bourguignons ne faisaient pas de bon vin. Ils avaient des parcelles si petites qu’ils ajoutaient même parfois de l’eau dans les cuves pour augmenter les quantités ! Puis le critique Robert Parker est arrivé dans les années 2000 et c’est là que la mode des vins a vraiment commencée. Les Bourguignons se sont dit que ça valait le coup de faire moins de vin pour le vendre à des prix plus élevés. Ils ont alors fait de la qualité, le vin est devenu une rareté et il est devenu cher car il y avait moins de bouteilles. Et puis il y a eu le marché noir…

Entre 2000 et 2015, le vin a pris une valeur considérable. Ce qui fait le prix, c’est la demande internationale, qui est montée en flèche avec internet et les notes de Robert Parker. Et comme pour certains crus il y a plus de milliardaires que de bouteilles… Une Ferrari, on peut en refaire à l’infini, mais c’est pas pareil avec le vin. Il y a 20 000 bouteilles de Romanée-Conti, pas plus.

Avant, le vin c’était fait pour boire. Maintenant c’est juste pour une catégorie de gens aisés. Il y a 30 ans, on pouvait boire un Petrus à 300 francs, aujourd’hui c’est 3 000 euros ! J’ai appris qu’un Chinois avait acheté une bouteille de Romanée-Conti 1945 à 400 000 euros ; il va la mettre dans une vitrine pour la montrer comme un Picasso. Le vin devient de l’art… Dans 200 ans, on considèrera ma collection comme des œuvres d’art, même si les vins ne sont plus bons.

Qu’est-ce que vous allez faire de votre collection, justement ?

Pour l’instant je voudrais la conserver dans un musée. Je voulais en mettre une partie à Paris, mais ça n’intéresse personne, ni le ministère de la Culture, de l’Agriculture, ou du Patrimoine… Je vais donc d’abord faire ça chez moi pour leur montrer que ça marche : je vais faire creuser une cave de 50 mètres l’année prochaine, ici, dans ce petit village où je suis né. Je pourrais garder là l’alcoolarium avec mes spiritueux, comme une petite antenne d’exception, et mettre les bouteilles plus internationales à Paris.

Mais le gouvernement français n’est pas suffisamment intelligent. Ils ont vendu la cave de l’Élysée ! Ils ont rien compris au vin… Et moi, je devrais être décoré ! (rires) Gérard Basset [Meilleur sommelier du monde 2010], qui s’est établi à Londres, a été décoré par la Reine pour le remercier d’avoir choisi son pays. En Angleterre, au moins, ils comprennent l’importance du vin.

Au Québec aussi, quand je vois comment je suis accueilli ici… Le restaurant m’a même offert le repas en apprenant qui j’étais. En France, on se dit : « Il a les moyens, il va payer double facture. » Ils sont jaloux ! Chez nous, faut pas réussir. Le ministre de la Culture devrait s’arranger pour protéger ma collection, c’est la plus grande au monde. Y’a un bus de gendarmes devant chaque mosquée ou magasin casher, et moi j’ai un patrimoine de l’humanité et je dois le protéger seul, alors que des gars cagoulés sont déjà venus m’attaquer pour me voler.

Elles sont où actuellement, vos bouteilles ?

Chez moi, dans un blockhaus sous terre. Maintenant j’ai des pièges pour protéger l’entrée… Quand je suis parti pour Montréal, j’ai mis une journée à tout blinder ! J’ai couvert la première cave de planches avec des lambris, puis il y a une porte blindée, un mur en parpaings, un souterrain, une deuxième cave, des barreaux, des alarmes reliées à une centrale d’écoute, etc… Quand je vais rentrer, je vais passer ma journée à tout démonter !

Vous descendez souvent dans votre cave pour contempler votre collection ?

En dix ans, j’y suis allé environ 500 fois. Maintenant j’ai plus envie d’y aller ! Je n’y descends qu’une fois par mois.

Et vous n’êtes jamais tenté de boire vos précieuses bouteilles ?

J’ai goûté à tout quand c’était à 30 francs la bouteille, de 1960 à l’an 2000 – je regrette juste de ne pas avoir fait plus attention à ce que je buvais à l’époque. Quand c’est passé à 1 000 euros, j’ai préféré me payer des vacances plutôt que de déguster une bouteille à ce prix-là avec un jaloux. Sans intérêt… Je suis blasé des dégustations. Tout seul, ça ne m’intéresse pas de boire une bonne bouteille. J’attends que mes petits-enfants soient en âge d’en boire avec moi, et je leur ferai découvrir ce que c’est. D’ici là, je préfère mettre des sous de côté pour acheter les vins qui manquent à ma collection.

Mais je continue à boire quand même, de temps en temps. Je me suis d’ailleurs offert une petite fantaisie : j’ai invité au restaurant les vignerons des dix meilleurs châteaux de Bourgogne pour leur faire découvrir des vins d’ailleurs – j’ai adoré ça. Et en échange, ils m’ont ramené quelques bouteilles de chez eux.

On vous a déjà proposé des millions de dollars pour racheter votre collection. Vous avez toujours refusé…

Je n’ai pas rassemblé tous ces objets rares pour les dilapider en une journée ! Et je vis humblement : ce qui me rend heureux, c’est d’être chez moi dans mon village, avec mes flacons. Je peux manger avec un milliardaire grâce à ma notoriété, mais je garde mon humilité. J’ai déjà eu une panne de chauffage à un moment car je n’avais pas payé mon fuel…

On ne peut pas se quitter sans cette dernière question : le meilleur vin que vous ayez bu ?

Des bouteilles du Domaine de la Romanée-Conti La Tâche, 1971 et 1978. À mon avis, les plus grands vins du monde sont des Romanée-Conti…

En conversation : Michel-Jack Chasseuil
le 22 octobre au Centre Phi – Montréal