Diplomatie en cuisine
Derrière les politiciens se cachent des chefs, qui œuvrent dans l’ombre pour cuisiner aux sièges des institutions gouvernementales ou à la maison. Si leur rôle semble secondaire, ils sont pourtant dans les coulisses de la vie politique et ont une influence non négligeable: celle de l’estomac.
«Si la politique divise les gens, une bonne table rassemble toujours.» Cette phrase du diplomate français Talleyrand à Napoléon résume bien les choses: les hommes d’État sont des hommes avant tout, et la politique est une affaire d’humeur et de panses satisfaites. Ce que confirme Timothy Wasylko, qui a officié dans les cuisines du premier ministre Stephen Harper. Quand il a appris que la place se libérait au 24, Sussex, il n’a pas hésité – d’autant qu’il a travaillé auparavant comme chef pour les troupes canadiennes en Afghanistan et avait donc déjà les habilitations de sécurité.
«Au début, c’était un peu intimidant, se souvient Timothy. Mais j’ai vite compris que ça n’avait pas besoin d’être homard et foie gras tous les jours! En fait, il n’était jamais question de luxe dans les repas. Mme Harper tenait à ce que les enfants aient des souvenirs culinaires, des plats familiaux; je leur cuisinais donc du pain de viande avec de la purée de pommes de terre, des lasagnes… Finalement, je leur préparais un peu la même chose que pour ma famille.» Seule exigence de l’ancien premier ministre: n’avoir que des produits canadiens en matière de vins et de fromages.
Du côté des ambassades, la liberté dans les menus est aussi de mise, indique Daniel Labonne, ancien chef à l’ambassade de France à Washington et actuellement chef et responsable des événements culinaires de l’ambassade d’Allemagne. «Je fais habituellement une cuisine française avec des produits locaux et un assaisonnement plus caribéen, raconte le cuisinier d’origine martiniquaise. Ici, ma cuisine est un peu plus internationale, avec quelques plats traditionnels allemands comme les schnitzels. Sinon on a vraiment carte blanche, tant que le style est maîtrisé. Et les diplomates voyagent beaucoup, ils sont donc très ouverts sur les traditions culinaires d’ailleurs…»
Quant aux mesures de sécurité imposées dans les institutions diplomatiques, «on s’y habitue, et elles sont justifiées», indique Daniel Labonne. À la tête d’une équipe de six personnes, le chef ne regrette pas le milieu de la restauration dans lequel il a travaillé auparavant. La grosse différence, à l’ambassade, c’est la tranquillité de ce milieu fermé.
«Aider cette famille à avoir une vie normale»
Une tranquillité dont jouissait aussi Timothy chez les Harper, «une famille simple qui ne voulait pas de gaspillage alimentaire». «C’est des Canadiens de classe moyenne. Ils n’ont jamais tenu pour acquis le fait d’avoir un chef privé, et ils me remerciaient toujours pour ce que je faisais; parfois ils venaient même cuisiner avec moi, raconte le chef. Ils avaient des journées très occupées. Mon job, c’était en gros d’aider cette famille à avoir une vie normale. J’étais assez proche d’eux; à force, on finit par avoir l’impression qu’on fait partie de la famille.»
Les enfants de Timothy sont toujours les bienvenus dans la demeure ministérielle, et le chef est souvent convié aux fêtes privées des Harper. Comme ce party pour la fête du Canada, le plus beau souvenir de Timothy: «Le premier ministre avait la main sur le dos de mon fils pendant qu’on chantait l’hymne national…»
(Une fidélité qui n’est apparemment pas de mise chez les Trudeau, qui ont déjà vu passer quatre chefs depuis le début du mandat. À l’arrivée de la famille dans la demeure ministérielle, Timothy fut le seul membre du personnel dont le contrat n’a pas été reconduit. «Je n’ai pas eu d’explication. J’ai pensé que ça venait de Sophie Grégoire, confie le chef. Avec eux, ce n’est de toute évidence pas la même chose qu’avec l’ancien premier ministre. Là, il est question de luxe. Les Harper n’avaient pas de maître d’hôtel par exemple…»)
Ambassadeur de la gastronomie
Timothy a adoré ses six années passées au 24, Sussex. En plus de nourrir la famille ministérielle, il faut aussi savoir recevoir d’autres chefs d’État – le chef a notamment cuisiné pour Obama, Merkel, Netanyahou, la reine d’Angleterre… Il s’agit alors de leur montrer le meilleur de la cuisine d’ici. Il prépare donc des plats auxquels les visiteurs sont habitués, mais avec des ingrédients canadiens. Ainsi, lors de la visite du président japonais, le chef a mis l’accent sur les poissons et fruits de mer locaux. Et pour l’aider à préparer l’accueil d’un chef d’État étranger, Timothy pouvait compter sur le Club des chefs des chefs, où il représentait le Canada.
Fondé en 1977, ce club rassemble les chefs personnels des chefs d’État – 24 nations y sont représentées actuellement. Chaque année, les chefs se retrouvent dans un pays hôte pour se rencontrer et échanger. Le but est de «promouvoir les traditions culinaires et protéger les origines de chaque cuisine nationale, et développer l’amitié et la coopération entre ses membres, qui ont des responsabilités similaires dans leurs pays respectifs», peut-on lire sur le site internet du club.
Le rôle des membres y est dûment décrit: «Alors que la cuisine fusion gagne en popularité dans le monde, les chefs des chefs sont les gardiens d’une cuisine authentique, qu’ils s’attachent à moderniser. Il est de son devoir de promouvoir les ingrédients, les traditions culinaires et l’art de divertir typiques à son pays, et être le meilleur ambassadeur de sa gastronomie. (…) Le chef est responsable de la santé et du bien-être des leaders mondiaux et de leurs familles. Il a le devoir de réaliser des repas santé, bien équilibrés et variés.»
Contrôler l’humeur du moment
Si Netanyahou venait au Canada, Timothy pouvait avant appeler son chef pour savoir ce qu’il aimait ou ce qu’il allait manger dans l’avion en s’en venant, pour ensuite adapter ses menus. «Aux chefs qui recevaient Stephen Harper, je leur disais de montrer leurs traditions culinaires, et de s’assurer que leur assiette raconte une histoire. Stephen Harper était très curieux de la cuisine d’ailleurs…»
Et puis, il y a la diplomatie, valeur importante pour le Club des chefs des chefs: «Le chef d’un chef d’État joue aussi un rôle dans les relations diplomatiques internationales, en tant que responsable de l’ambiance à la table où siègent les leaders mondiaux lors de rencontres importantes: créer une ambiance amicale et sociable amène souvent à l’échange d’idées.» Un rôle avec lequel Daniel Labonne est d’accord: «Ça met la pression! dit-il en riant. Mais oui, la nourriture joue beaucoup sur l’humeur du moment, elle peut la contrôler. Le repas a donc un rôle fort dans une soirée politique.»
Pour Timothy, être chef d’un chef d’État est un vrai travail gouvernemental. «J’avais l’impression d’avoir un rôle diplomatique. J’aime plaisanter sur la diplomatie culinaire, mais je pense malgré tout que ça existe. J’ai rencontré des gens incroyables. C’était génial, le job d’une vie; on a vraiment l’impression de faire partie de l’histoire…»