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Griffintown : Un village dans la ville

Après de nombreux ajustements, le projet du promoteur Devimco à Griffintown verra bientôt le jour. Pourtant, malgré l’approbation de beaucoup d’acteurs concernés, certains se demandent toujours si on s’est donné pleinement les moyens d’en évaluer le bien-fondé…

PAS FACILE DE FAIRE PASSER UN PROJET IMMOBILIER!

Ceux qui crient haut et fort que Griffintown sera bientôt transformé en nouveau Quartier Dix30 et qui affirment que Devimco a eu la partie facile, en posant quelque 1,3 milliard de dollars sur la table, se trompent! Car, la route a été longue pour le promoteur avant que la Ville de Montréal n’accepte virtuellement le projet, en demandant à l’arrondissement du Sud-Ouest d’élaborer un PPU (Programme particulier d’urbanisme). Cent fois il a dû remettre son ouvrage sur le métier pour parvenir à un projet acceptable. Au départ, il s’agissait effectivement d’un méga-centre, à l’instar de ce qu’on voit en banlieue. Mais pendant deux ans, le promoteur a travaillé étroitement avec les responsables de l’aménagement urbain de la Ville de Montréal et de l’arrondissement du Sud-Ouest pour rectifier le tir. Le projet actuel donne une part importante aux logements, qui représentent les deux tiers de la surface totale. Sur les près de 3900 logements, 40 % sont prévus pour les personnes âgées et les étudiants. Les grandes surfaces commerciales sont passées de quatre à deux, et les commerces envisagés sont plus petits. Sur le plan urbanistique, l’aménagement reprend l’idée de l’atelier urbain des Dialogues de Griffintown, qui insistait sur la nécessité d’intégrer le quartier à la trame urbaine montréalaise et de l’ouvrir sur le canal de Lachine. En outre, on prévoit la création de promenades, de places publiques et d’espaces verts. Bref, comme le résume Alan DeSousa, responsable du développement économique et du développement durable au comité exécutif de la Ville de Montréal, "c’est un projet équilibré qui respecte les principes du plan d’urbanisme et permet de développer un pôle urbain important dans une logique d’aménagement qui dépasse le cadre local du quartier".

L’ART DE FAIRE PASSER UN PROJET

S’il a travaillé fort, Devimco n’a pas non plus commis les mêmes erreurs que Kevlar, qui a été évincé du projet du centre de tri postal. Pour mettre toutes les chances de son côté, le promoteur s’est assuré de plaire à tous les nombreux acteurs concernés par le projet: la Chambre de commerce et d’industrie du sud-ouest de Montréal, Héritage Montréal, le Conseil des sociétés irlandaises, le RESO (Regroupement économique et social du Sud-Ouest), l’École de technologie supérieure (ÉTS), la Société du havre et la Chambre de commerce du Montréal métropolitain… Il semble n’avoir oublié personne… Même Design Montréal (organisateur des Dialogues de Griffintown) a été récemment contacté pour aider le promoteur à élaborer un design urbain en accord avec ce que Montréal revendique depuis deux ans. Et chacun semble satisfait. Même le RESO, qui avait été si virulent contre Kevlar, s’est radouci. "Dans la mesure où le promoteur fait place dans son projet à l’embauche locale, au logement social, au respect de l’identité du quartier et à l’aménagement des abords du canal de Lachine, on n’a aucune raison d’être contre", souligne Pierre Morisette, directeur du RESO. Il faut dire que Devimco a multiplié les gestes de bonne volonté. Outre les logements sociaux et abordables et la création potentielle de plus de 4000 emplois, le promoteur a prévu de donner 1 million de dollars à l’ÉTS pour créer une chaire d’études en développement durable. Dix millions de dollars devraient être versés à la Ville de Montréal pour permettre le prolongement de la future ligne de tramway jusqu’à Griffintown. Devimco a même commandité des études pour faire taire les mauvaises langues. L’une, réalisée par Jules Hurtubise, un économiste et expert-conseil en habitation, montrait que le projet était en accord avec les besoins résidentiels de Montréal. L’autre, commandée à Jacques Nantel, professeur à HEC Montréal, prévoyait que le projet n’aurait pas d’impact négatif sur la zone commerciale du centre-ville.

MATIÈRE À RÉFLEXION…

Qu’il s’agisse d’une vaste entreprise de séduction ou d’une série d’actions d’une sincère générosité, la façon dont le projet a été accepté peut laisser perplexe. À trop en faire, on fait parfois naître des doutes… Et puis, à force de vanter les mérites d’un projet qui adopte les principes du développement durable et qui a une conscience sociale et urbaine, on semble oublier l’essentiel. Est-il cohérent d’avoir des hôtels, une salle de spectacle et des grandes surfaces commerciales à proximité du centre-ville, dans une perspective d’aménagement global de l’espace urbain montréalais? "Il faudrait qu’on m’explique comment on peut justifier de construire des salles de cinéma et une salle de spectacle de 2000 places dans un contexte déjà difficile de compétition des salles de spectacle de Montréal", s’interroge Gérard Beaudet, directeur de l’Institut d’urbanisme de l’Université de Montréal. À une époque où l’on pense l’aménagement urbain en fonction de pôles d’activité, comme le Quartier International ou le Quartier des spectacles, il est pour le moins étrange de voir apparaître un tel projet multifonctionnel, qui semble vouloir créer un village autonome dans la ville. Car de l’avis de tous (élus, universitaires, professionnels), il ne doit pas être vu comme un projet local. Mais alors, s’il concerne Montréal dans son ensemble, pourquoi ne pas avoir mandaté l’Office de consultation publique de Montréal pour la tenue des consultations publiques sur le PPU qui doit être présenté l’an prochain? La Ville précise que pour un PPU, les consultations ne peuvent être que locales. Mais ne sait-on pas parfois "accommoder" la loi lorsque les enjeux l’exigent? Plus que le projet en lui-même, ce sont ses contradictions et les interrogations qu’il soulève qui laissent planer les doutes. C’est comme s’il y avait des non-dits cachés sous la table. "Nous ne nous donnons pas les moyens collectifs d’évaluer correctement ce projet. Un très bon projet est capable de donner des réponses et n’a pas peur de la consultation", conclut Gérard Beaudet…