Place du Quartier des spectacles : Petite histoire des places publiques
Les Montréalais n’ont pas attendu la place du Quartier des spectacles pour investir l’espace public et s’y divertir. Selon Raymond Montpetit, spécialiste de la culture urbaine, des lieux de loisir et de socialisation, le projet concrétise une tendance à la fragmentation des villes par centres d’intérêts.
Voir: Le Quartier des spectacles ne marque pas selon vous une rupture avec le passé, mais s’inscrit plutôt dans la continuité.
Raymond Montpetit: "Toutes les grandes villes ont toujours eu leur quartier des spectacles. Au Moyen Âge, c’était la Foire du trône, à Paris, puis les grands boulevards, comme le boulevard des Italiens ou celui des Capucins. Avec l’ère industrielle et l’apparition de nouveaux rythmes de travail, les lieux de divertissement se sont déplacés de l’extérieur vers l’intérieur, et on a vu apparaître des salles d’opéra ou de théâtre. À Montréal, les choses se sont rapidement cristallisées autour de la rue Sainte-Catherine. Avec l’avènement du cinéma, au début des années 1930 et jusqu’en 1960, l’artère devient incontournable. Entre la rue Guy et le boulevard Saint-Laurent, on comptait à l’époque pas moins de 30 salles. Et puis il y avait les théâtres et, plus tard, les boîtes de nuit, les clubs de jazz; tout ce qui tourne autour de la night life était déjà rassemblé dans cette portion de la rue. La prohibition aux États-Unis a par ailleurs contribué au succès de cette artère."
Ce qui est nouveau, c’est donc la délimitation et la dénomination de ce quartier.
"Le Quartier des spectacles est aussi affaire de "branding". La ville de Montréal, au même titre que New York, avec Soho, le Fashion District, ou Paris, avec Montmartre, veut affirmer sa personnalité et permettre au visiteur de s’y retrouver facilement. À ce titre, l’espace urbain se spécialise: on délimite clairement un quartier historique, un quartier chinois, un quartier du luxe ou encore un quartier des spectacles, voué à la diffusion de la culture. C’est une manière de vendre les attraits de la ville en facilitant son appréhension dans les guides touristiques."
On présente le projet comme une réappropriation d’un espace public dont la vocation serait principalement culturelle. Pourtant, selon vous, les Montréalais ont toujours investi ces espaces pour se divertir.
"Les lieux dans la ville où les gens s’assemblaient ont toujours existé, à commencer par les places de marché. Dès la Nouvelle France, la place du marché était à la fois un lieu de sociabilité, de commerce et de proclamation. À l’époque, il s’agissait de la place Royale, qui se situe à la pointe à Callière aujourd’hui. Mais c’est avec l’industrialisation que l’on voit apparaître les événements culturels dans les espaces publiques tels qu’on les connaît aujourd’hui. Sous le régime britannique, de nombreuses places publiques sont créées, au détour des années 1830, 1850, dont la principale fonction est d’embellir la ville, mais qui constituent aussi des pôles d’échange. On se met alors à y vendre les événements culturels. Le cirque, ou ce qu’on appelle alors les "curiosités et attractions", est au coeur de cette nouvelle économie. Les gens se rassemblent alors au Champ de Mars, qui servait en premier lieu à l’entraînement des soldats, sur la place d’Armes, dans le parc de l’île Sainte-Hélène ou encore sur la place Jacques-Cartier, pour assister à ces spectacles payants."
À la fin du 19e siècle, on voit apparaître des lieux spécifiquement destinés au divertissement.
"En effet, et le plus emblématique est le parc Sohmer, créé en 1889. Il doit son nom à son propriétaire, un fabricant de pianos dont le magasin se situait sur la rue Notre-Dame. Le premier cas de commandite, si vous voulez! Ce parc se situait là où est aujourd’hui la brasserie Molson. C’était en quelque sorte le Moulin de la Galette montréalais. Il fallait payer pour y avoir accès, mais il était fréquenté par le peuple. Sa vocation était diverse. On s’y retrouvait au bord de l’eau pour écouter une fanfare, regarder des pièces de théâtre ou assister à des spectacles ambulants. Jongleurs, lutteurs le disputaient aux acrobates. Mais on y venait aussi pour flâner, boire un verre et, de temps à autre, le lieu servait de rassemblement politique. En campagne électorale, Laurier s’est rendu au parc Sohmer pour s’adresser à la foule."
L’espace public a par ailleurs toujours été le théâtre d’événements spéciaux.
"Le carnaval d’hiver est né à Montréal, en 1880. Il a duré 15 ans et se tenait essentiellement sur la place d’Armes et au square Dominion. On y faisait des sculptures de glace, il y avait des feux d’artifice. Le concept a été abandonné et repris par la ville de Québec, pour prendre la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Mais la ville de Montréal n’a pas renoncé à l’idée, puisqu’elle a créé bien plus tard le festival Montréal en lumière, qui se tient à peu près aux mêmes endroits que l’ancien carnaval. L’espace public est aussi depuis toujours le lieu des parades, à saveur plus ou moins politique, comme celle de la Saint-Jean-Baptiste, ou de la Saint-Patrick, qui se sont toujours tenues sur la rue Sherbrooke et sur la rue Sainte-Catherine."