HOMMAGE À BILODEAU
Qui est Jacques Bilodeau? Est-ce un architecte? À 20 ans, il découvre le manifeste de Claude Parent et Paul Virilio qui revendiquent, dans les années 1960, la nécessité d’une architecture oblique, pour repenser l’organisation spatiale de la ville selon des plans inclinés "habitables". Dès lors, Jacques Bilodeau n’aura de cesse de réinterpréter l’espace habitable pour le libérer de sa structure traditionnelle. Le sol deviendra mobilier, les cloisonnements fonctionnels disparaîtront, les meubles se feront habitables.
Est-ce un artiste? Depuis 30 ans, le photographe Jacques Perron suit le travail de Jacques Bilodeau. Son livre, Jacques Bilodeau – Habiter/Inhabited, était pour lui un hommage nécessaire à rendre à une oeuvre encore trop méconnue. "Mais plutôt que de le faire sous un angle esthétique, comme cela a été souvent fait, j’ai voulu faire ressortir la démarche éthique qui fait de lui un artiste", précise Perron. Car, à la différence d’un architecte, Bilodeau construit pour lui, sans a priori, avec ses intuitions. Sa création devient une extension de lui-même. D’ailleurs, il l’habite (il vit sur le chantier), à l’instar des rares Kurt Schwitters et Gregor Schneider.
Malgré tout, Bilodeau ne se sent ni sculpteur, ni architecte, ni designer. "Je ne suis même pas certain d’exercer une profession spécifique!" dira-t-il. Plutôt que d’essayer de classer cet incorrigible marginal dans une quelconque catégorie, on sera donc mieux inspiré de retenir de lui une démarche intuitive et un vocabulaire original.
VIVRE DANS "L’INTRANQUILITÉ"
Depuis les années 1980, Jacques Bilodeau récupère de vieux bâtiments industriels pour en faire des laboratoires de vie. Mais, comme le souligne Jacques Perron, habiter est pour Bilodeau vivre dans "l’intranquilité". "Tout ce que je fais vise à garder le corps en éveil, dit l’artiste-architecte. Un espace est un corps vivant qu’il faut s’approprier, pour l’habiter." Et pour habiter, il faut abandonner son confort et ses habitudes domestiques. Alors tout bouge chez Bilodeau, rien n’est acquis, pour mieux "mobiliser" le corps. Les plafonds basculent pour devenir planchers (comme chez Claude Cormier), les murs glissent sur des rails (comme à son atelier des Carrières), les meubles se déforment (voir les "Transformables").
De cette volonté acharnée de déstabiliser l’espace pour mettre le corps sur la brèche est né un vocabulaire formel propre à Bilodeau. Il y a d’abord la fusion qui se produit entre le sol et le mobilier. Car l’artiste-architecte a retenu de Parent et Virilio cette idée de "sol à vivre", où le meuble disparaît au profit de la circulation des personnes. Excroissance du sol dans son projet Clark I (1982), le mobilier disparaîtra ensuite littéralement sous forme de panneaux horizontaux sur roulettes (projet Clark II). Dans ce dernier projet, la notion de trou apparaît déjà, la cuisine et la salle de bain se trouvant alors directement excavées dans le sol. "Le trou est pour Bilodeau un espace qui se dérobe; un espace dans lequel il va pouvoir se cacher et se ressourcer", explique Jacques Perron. L’espace de Bilodeau est ainsi duel: à côté d’une saillie, un dénivelé apparaît; une aire ouverte dissimule des cavités; la lumière crue se désagrège dans la pénombre d’une structure amovible. C’est peut-être pour cela que son univers est en noir et blanc…
FAIRE SON TROU
"Être dans la marge, c’est important pour moi parce que c’est synonyme de liberté. Ça me donne le champ de manoeuvre dont j’ai besoin", confie Jacques Bilodeau. Est-ce cette soif inextinguible de liberté ou son manque de goût pour se raconter qui l’a laissé dans l’ombre si longtemps? Car malgré ses quarante années de création, ce n’est que depuis quatre ou cinq ans que son travail commence à être reconnu. "Ni les architectes ni les sculpteurs ne le reconnaissaient comme un des leurs", ajoute Jacques Perron. Aujourd’hui, on le sollicite pour des jurys de concours. L’Université de Montréal lui a offert un poste de chargé de cours. Alfred Dallaire lui a confié la conception de son nouveau complexe funéraire de l’avenue Laurier. Il commence même à avoir des fans parmi les jeunes architectes, comme Nature Humaine, qui apprécie sa vision iconoclaste.
Pourtant, c’est avec ses sculptures qu’il semble vouloir poursuivre sa route. Issues de son concept de sol-mobilier, ces sculptures habitables font de plus en plus parler d’elles. Gigantesques sacs polymorphes (les "Transformables") ou cylindres organiques (la Tour molle et la Cellule), elles explorent davantage l’idée de refuge, si présente chez Bilodeau. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas innocent s’il a baptisé sa dernière sculpture, exposée à la Galerie Joyce Yahouda, "Faire son trou". Mais est-ce pour lui ou pour nous?
Jacques Bilodeau – Habiter/Inhabited
de Jacques Perron
Éd. du Passage, 2008, 160 p., avec DVD