Voir: Vous êtes assez critique par rapport au mythe américain du self-made man.
"L’Amérique met beaucoup de l’avant le mythe du self-made man, du génie qui s’est construit à la force de ses poignets. Or, si on prend du recul et que l’on étudie la vie des gens qui ont réussi, on se rend bien compte que ceux-ci ont profité de toutes sortes de facteurs externes qui ont eu un effet bénéfique sur leur développement. La réussite, ce n’est pas seulement une question de talent."
Une carrière réussie, c’est d’abord une question d’acharnement au travail? Vous appelez ça la loi des 10 000 heures.
"Dans Blink, je décrivais un monde qui va à toute vitesse, un monde de pulsions. Je me suis donc mis à réfléchir à certaines valeurs qui sont à l’opposé du genre de réalités que je décrivais dans ce livre: la patience, par exemple. La plupart du temps, le succès, c’est une histoire de patience, de persévérance, d’obstination. Cela prend du temps avant de bien maîtriser un domaine. Si je regarde ma propre vie, je peux dire que ça m’a pris 10 ans avant de devenir un bon journaliste.
Je suis rentré au Washington Post à 24 ans et je suis rapidement devenu chef de bureau. Mais c’était dans les années 90 alors que les médias papier fonctionnaient le mieux. J’ai donc eu la chance de tomber dans un contexte où j’ai pu pratiquer mes 10 000 heures. C’est une combinaison de travail et de contexte.
Fort de cette réflexion intuitive personnelle, je me suis intéressé aux parcours d’une grande variété de gens. Toutes mes rencontres m’ont confirmé que le temps mis dans le travail était un facteur clé de la réussite."
Le temps est important, mais le monde extérieur a un rôle important à jouer dans le développement des carrières. Les prodiges avec qui vous vous êtes entretenu ont aussi eu de la chance.
"Bill Gates m’a confié qu’à l’école secondaire, il avait un accès illimité à un ordinateur. Il y a plus de 30 ans, c’était très rare. Cette proximité avec une machine à laquelle si peu de gens avaient accès à un si jeune âge a eu une incidence indéniable sur son parcours. Je cite aussi l’exemple des joueurs de hockey de la NHL qui, en majorité, sont nés dans le premier trimestre de l’année, et qui ont donc eu la chance de se classer plus jeunes que d’autres dans les petites ligues. C’est indéniable que le milieu affecte la réussite."
Dans votre livre, vous étudiez certaines spécificités culturelles et la manière dont elles affectent le parcours des individus. Est-ce du déterminisme social?
"Non, je ne crois pas. Sans faire de classement entre les peuples, chaque culture apporte certains avantages ou désavantages. Certaines choses s’expliquent. La construction linguistique de la langue chinoise, par exemple, fait que les Chinois sont, à la base, plus sensibles à l’apprentissage des mathématiques. En chinois, 20 s’écrit 2 x 10. Chez eux, l’arithmétique est intégrée à la langue alors qu’en anglais, par exemple, c’est un concept à part. En fait, il s’agit d’essayer de comprendre ce que ça veut dire de venir de quelque part. Ce n’est pas du déterminisme. Il y a des raisons historico-sociales qui font qu’un Occidental a plus de chances de devenir pilote de ligne et qu’un Asiatique aura plus de chances de devenir bon en mathématiques. Ce ne sont pas des coïncidences."
En somme, vous dites qu’il y a des leçons à tirer de chaque culture.
"Exactement, on peut apprendre des systèmes d’éducation du monde entier, s’inspirer de ce qui marche. J’ai voulu cerner des facteurs déterminants qui sont, à certains égards, quantifiables, afin de réfléchir à la manière dont on construit nos cursus scolaires et universitaires. Nous devrions nous inspirer du parcours de nos prodiges et des expériences qui les ont influencés. Mon livre parle des exceptions, mais le but est d’en tirer des leçons applicables par l’ensemble de la société. Il s’agit de remonter la moyenne des gens. Plus ça va, plus on demande aux gens de faire preuve d’un esprit d’analyse poussé au travail; l’univers des tâches mécaniques, bêtes, est en train de disparaître. Nous n’avons pas nécessairement besoin de plus de génies, mais nous allons avoir besoin d’une force de travail plus intelligente, plus vive, plus créative."
Les Prodiges
de Malcolm Gladwell
Éd. Transcontinental, 2009, 250 p.