Dans son livre de 2004, Emotional Design, Donald Norman, professeur émérite en sciences cognitives, évoquait pour la première fois le concept de design émotionnel, un design non seulement fonctionnel, mais capable de toucher les émotions des consommateurs. Il s’agissait alors de design d’objet. En début d’année, le magazine Novum considérait l’agence de design graphique montréalaise Paprika comme l’un des chefs de file mondiaux du design émotionnel. On ne parle plus ici de l’émotion au service du design d’objet, comme l’entendait Donald Norman, mais des émotions que génère le design d’un environnement. Car, outre des produits imprimés (catalogues, emballages, etc.), Paprika sait créer des univers à partir d’un traitement graphique de l’espace.
Exemple fameux: la Suite 88. En jouant sur un minimalisme étudié (logo chocolaté sur fond blanc crème), les designers sont parvenus à créer une impression de luxe. On ne se sent plus dans une chocolaterie, mais dans une bijouterie. Or, cette impression n’est pas du domaine du rationnel, mais de celui de l’émotion… Un autre exemple parlant est celui des salles d’exposition temporaires que Paprika a créées pour l’entreprise de fabrication de meubles Baronet. "En matière de meubles, il y a peu de nouveautés; il fallait donc trouver le moyen de créer une surprise", se souvient Louis Gagnon, directeur de la création de Paprika. Et cette impression de nouveauté, l’agence l’a fait naître en imprimant directement sur les meubles du magasin des symboles évoquant une thématique particulière. Cette typographie originale, en habillant l’espace de touches symboliques, fait vivre aux visiteurs une expérience inédite.
L’EXPERIENCE AU COEUR DE L’EMOTION
Le design émotionnel, en voulant atteindre la subjectivité de l’individu pour mieux le séduire, crée des expériences sensorielles. Donald Norman disait que le design d’un objet devait offrir du plaisir au consommateur, un plaisir visuel et tactile. En matière d’architecture intérieure, l’un des domaines de prédilection de cette recherche d’émotions est l’hôtellerie. Après les hôtels-boutiques qui cultivaient les sensations de cocooning (bien comme chez soi au point d’en rapporter à la maison la literie et les produits pour le bain), les hôtels se sont mis en devoir de proposer à leur clientèle des expériences de vie originales.
Comme le soulignait le consultant international Otto Riewoldt, "l’hôtel devient un lieu où le visiteur peut mettre en représentation ses désirs et apprendre davantage sur lui-même". L’une des manifestations les plus spectaculaires de ce phénomène est sans doute le Puerta America, aux abords de Madrid, qui propose aux amateurs de sensations fortes un design intérieur époustouflant réalisé par 19 des plus grands designers d’aujourd’hui.
"On va de plus en plus utiliser le design pour générer une expérience", confirme Tiiu Poldma, vice-doyenne de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal. On va prendre des éclairages dynamiques pour créer des ambiances spécifiques. La couleur revêt également une importance fondamentale. Comme le précise Tiiu Poldma, "chaque couleur suscite des réponses particulières. Le rouge peut augmenter le rythme cardiaque, tandis que le bleu est propice aux émotions intimistes. Des études ont prouvé que la couleur la mieux adaptée aux prisons serait le rose…".
UNE MODE?
L’utilisation de la couleur et de la lumière pour créer une émotion positive ne date pas d’hier. Le Corbusier lui-même, que l’on accuse souvent d’avoir défiguré les environnements urbains d’après-guerre en France, était un précurseur en la matière. "À l’époque de Le Corbusier, la population n’était pas consciente de son environnement. Aujourd’hui, les gens recherchent de nouvelles expériences", fait remarquer Tiiu Poldma.
"Je pense que la notion de design émotionnel est une mode, comme celle du branding. En fait, le principe de générer des émotions en design est quelque chose que l’on fait depuis toujours", estime Louis Gagnon. En architecture, les notions d’éthique (le bien-être des usagers), d’émotion (les plaisirs visuels, olfactifs et tactiles), de fonctionnalité (usages) et de culture (adaptation de l’espace en fonction des moeurs et croyances) ne datent pas d’hier non plus. "Ça a toujours été présent chez les architectes. En fait, c’est le public qui a changé. Il recherche davantage de stimulations pour se sentir mieux…", conclut la vice-doyenne de la Faculté de l’aménagement.