On connaît Iannis Xenakis pour ses compositions d’avant-garde, pionnières dans le domaine de l’électroacoustique. Mais on ne sait pas toujours que celui qui a été l’un des premiers à se servir d’un ordinateur pour calculer des formes musicales était aussi un architecte. Pourtant, c’est dans le lien intime entre conception architecturale et création musicale que l’on peut mieux comprendre l’origine de sa musique. Avec sa nouvelle exposition, le Centre Canadien d’Architecture s’attache au moyen d’expression qui est au coeur de la démarche créative du compositeur: le dessin. Entretien avec l’une des deux commissaires, Carey Lovelace.
Xenakis a-t-il vraiment exercé comme architecte?
Carey Lovelace: "Tout à fait. À l’origine, il était plus un architecte qu’un compositeur de musique. Il a fait des études d’ingénieur et consacré son mémoire de fin d’études au béton armé. Ayant fui la Grèce en 1947, où il était condamné à mort, pour se réfugier en France, il a été embauché chez Le Corbusier où il s’est occupé pendant plusieurs années de calculs et de dessins d’éléments structurels pour les Unités d’habitation de Marseille et de Nantes. Comme c’était une personne brillante, Le Corbusier lui a laissé de plus en plus de responsabilités au fil des années. Il s’est ainsi retrouvé à diriger plusieurs projets comme ceux du pavillon Philips de l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958 et du couvent de La Tourette. Dans ce dernier projet, presque toutes les formes "libres" sont de sa main: la chapelle en forme de piano à queue avec ses "canons de lumière", les "mitraillettes" dans les chapelles, les pilotis en forme de peigne au-dessous de l’aile ouest, l’escalier hélicoïdal. Et c’est sur la façade du couvent que l’on trouve l’une des formes les plus abouties de ses fameux "pans de verre ondulatoires", un jeu sur les dimensions et les couleurs qui compose une membrane dynamique."
Comment est-il alors devenu compositeur?
"Il s’est très tôt intéressé à la musique, même s’il ne pensait pas être le compositeur qu’il est devenu. Alors qu’il était chez Le Corbusier, il a composé plusieurs pièces. Les grands compositeurs de l’époque, comme Arthur Honegger, n’appréciaient pas vraiment ce qu’il faisait. C’est Olivier Messiaen qui va reconnaître chez lui une expression artistique originale. Il va l’encourager à capitaliser sur son bagage technique pour créer des compositions uniques en leur genre. C’est à partir de ce moment-là que le déclic va se produire. Dès 1954, il crée Metastasis, la première oeuvre musicale entièrement déduite de règles et de procédures mathématiques. C’est dans cette oeuvre qu’apparaît son fameux paraboloïde hyperbolique qui va établir un lien direct entre musique et architecture."
Justement, quel est ce lien entre architecture et musique? Parce que pour un néophyte, la musique de Xenakis tient plus du chaos que d’une structure rigoureuse.
"C’est une histoire d’échanges mutuels. Chez Xenakis, les deux disciplines se nourrissent l’une de l’autre. C’est la partition de Metastasis en forme de paraboloïde hyperbolique qui va inspirer la forme du pavillon Philips. À l’origine, Le Corbusier pensait abriter le "poème électronique" proposé à la compagnie hollandaise d’appareils audiovisuels dans un espace de forme oblongue. Mais Xenakis, qui entrevoyait dans ce choix des problèmes d’acoustique, a imaginé des formes asymétriques. C’est là qu’il va tester la représentation graphique de sa composition musicale pour concevoir le pavillon de l’Exposition universelle. Par la suite, son travail comme architecte sur l’espace et la lumière va le conduire à ses Polytopes. Lors d’Expo 67 à Montréal, son installation de son et lumière modifiera la perception de l’architecture intérieure du pavillon de la France en créant pour le visiteur l’impression de nouveaux volumes sonores et lumineux. Inversement, son paradigme des paraboloïdes hyperboliques va lui inspirer sa proposition de "ville cosmique" pour cinq millions d’habitants, avec ses tours hyperboliques de 5 km de haut."
Dans votre exposition, pourquoi avoir choisi le dessin pour illustrer cette interaction entre architecture et musique dans l’oeuvre de Xenakis?
"C’est la base de son travail de conception architecturale et musicale. Comme le dit ma collègue Sharon Kanach, "Xenakis pense par sa main". Tout ce qu’il a fait comme architecte et compositeur a été couché sur papier. Et l’exposition montre combien c’était un dessinateur fabuleux, avec un coup de crayon extraordinaire. Ce qui est intéressant, c’est de voir que ses partitions musicales ont été écrites comme un architecte conçoit un projet. On croit voir des esquisses en coupe, avec des calculs en marge. On y voit souvent plus des formes que des notes de musique. C’est là qu’on voit le mieux ce rapport étroit que Xenakis a entretenu toute sa vie entre l’architecture et la musique."
Iannis Xenakis: compositeur, architecte, visionnaire
Du 17 juin au 17 octobre
Au Centre Canadien d’Architecture
1920, rue Baile, Montréal, www.cca.qc.ca