Vie

Sacrée montagne : À hauteur d'homme

L’Office national du film incite à la flânerie volontaire et conversationnelle autour du mont Royal en passant par les couloirs du docu-web évolutif Sacrée montagne. Ascension de la butte en compagnie des coréalisateurs Hélène de Billy et Gilbert Duclos.

Déracinée. Embrumée. Flottant dans l’espace et tournant sur elle-même comme une planète, fantastique. L’entité mont Royal, telle que présentée sur le site sacreemontagne.onf.ca, frappe l’imaginaire.

L’interface mouvante signée par le studio de création Departement renferme un chapelet de capsules (vidéo et photographiques) et de photographies documentaires répertoriées autour de six environnements thématiques: la statue de la Renommée, les sentiers, le lac aux Castors, la croix, les cimetières et l’oratoire Saint-Joseph.

Porte d’entrée

Les coréalisateurs de sacreemontagne.onf.ca, la journaliste et écrivaine Hélène de Billy et le photographe et réalisateur Gilbert Duclos, me rejoignent à la statue de la Renommée, cette "porte d’entrée" des cyclistes, skieurs, randonneurs, mais aussi le rendez-vous artistique dominical: tamtams, hula hoop, jonglerie, combats médiévaux, etc. "C’est le Montréal à la plage, lance Hélène qui y a passé de nombreuses heures avec son collègue pour en capter l’essence. La statue est une Renommée, mais tout le monde l’appelle l’Ange. C’est comme si la montagne nous accueillait sous les ailes d’un ange. Cette dimension poétique est partout: la montagne est extrêmement riche avec ses cimetières, ses statues. On peut la lire… La montagne, c’est un musée!"

La conversation glisse naturellement sur la genèse du projet, qui remonte à 2007. Les deux amis souhaitent rendre hommage au mont Royal, mais aussi interroger la persistance du sacré dans notre société laïque… Pas facile de vendre un projet de film interrogeant le caractère sacré d’une montagne, avec une approche instinctive et poétique! La réponse favorable arrive de la part de l’ONF et de Monique Simard qui, spontanément, lance l’idée d’un projet multiplateforme. Les deux acolytes renoncent alors au format linéaire traditionnel du documentaire pour entrer dans la zone ONF/interactif: leur projet prendra racine sur le Web et se prolongera avec l’ajout de contenus (photos, vidéo, audio) sur une période de six mois.

Dès lors, la montagne se scinde naturellement: Hélène se réclame de la portion "montagne sacrée" avec les cimetières, l’Oratoire, la croix, et de tout ce qui a trait aux rituels, à la prière, au spirituel, alors que Gilbert se réclame de la "sacrée montagne" avec la statue, les sentiers, le lac aux Castors, et d’une approche ludique, profane et sociologique. "Cela a à voir avec nos tempéraments, expose Hélène. Gilbert est du type primesautier, il dit toujours qu’il veut "raconter le bonheur", alors que moi, je veux arrêter le temps. Gilbert veut qu’on soit heureux, alors que moi, j’aspire à une certaine mélancolie… Le sacré, c’est la perspective qui permet d’étirer le temps en lui donnant de la hauteur, tout en songeant à ce qui t’a précédé."

Les sentiers

Au fil de l’entretien, on progresse sur le sentier du chemin Olmsted, croisant des sportifs concentrés, des amoureux vaporeux, des collègues de bureau… "Avant même que le projet ne démarre, je me suis mise à appeler des gens comme Dany Laferrière, relate Hélène. Il m’avait semblé qu’il parlait de la croix dans un de ses romans… Il a accepté de participer sur-le-champ! Ensuite, lors d’une réunion, un collègue du studio Departement me parle de Socalled, ce musicien klezmer qui fait du hip-hop: il lit un poème de Jacob Isaac Segal en yiddish dans Sacrée montagne. En 2008, je suis dans un cimetière et je vois un homme en train de graver une inscription en chinois sur une pierre tombale: je venais de rencontrer Gilles Brunet qui fait aussi l’objet d’une capsule. Alors, quand le projet a été lancé, on avait déjà des personnages, il ne restait plus qu’à leur téléphoner."

Tels des explorateurs urbains, les coréalisateurs partent aussi en mission sur la montagne, magnétophone et caméra au poing, à la rencontre d’autres "personnages", au hasard de leurs "flâneries" à peine organisées… "On a beaucoup réfléchi à cette question d’adopter le regard du flâneur. C’est précieux parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus de flâneurs, il y a des consommateurs. Un flâneur va sans but, perd son temps et est heureux de le faire. Il est inquiet aussi, parce qu’il sait que les choses sont fragiles…", commence Hélène. "On voulait aborder la montagne non pas comme un sujet à documenter avec un rendez-vous ponctuel, mais en nous donnant la chance d’aller à la pêche, de se placer là et d’attendre de voir ce qui se passe", complète Gilbert.

L’escalier des miracles

Leur flair de chasseurs d’histoires nous fait ainsi découvrir l’infatigable monsieur Black qui monte l’escalier de 256 marches à 42 reprises trois fois par semaine; les familles immigrantes qui se réunissent au lac aux Castors pour des pique-niques festifs; le père Bergeron qui s’applique à peindre les corneilles qui volent près de l’oratoire Saint-Joseph… ll y a aussi cette capsule, une des plus vues sur le site, où des prières sont récitées par des passants aux allégeances et langues diverses. "Je pense que ça fait partie de notre identité culturelle, constate Hélène. Les gens ne veulent pas oublier. On s’accroche à cet écho qui est une sorte de poésie: la prière est scandée, elle a un rythme et on aime ce bruit-là."

"Et le projet est truffé de petits miracles! s’exclame Hélène. De l’idée de départ jusqu’au produit fini, il n’y a presque rien! Il y a nous et notre équipement de base, il y a le studio Departement, l’ONF, et le résultat peut être vu depuis Shanghai!" Le frère André leur réservait aussi une belle surprise: "Si on avait fait le projet l’année prochaine, on aurait manqué de timing pour sa canonisation", note Gilbert qui confirme qu’une capsule sur le saint homme sera bientôt en ligne.

Le projet Sacrée montagne est en évolution constante avec l’ajout de contenus réalisés par les coréalisateurs, mais aussi grâce à la participation du public invité à soumettre des photos ou à laisser le récit d’un souvenir dans une boîte vocale – les messages constituant la bande-son de la page Web. Le tandem de réalisateurs travaille actuellement à d’autres capsules, dans cette volonté de constituer un polaroïd kaléidoscopique de la société actuelle… À surveiller dans les ajouts à venir: une capsule sur les antennes de la montagne, de la poésie avec Xavier Dolan, un décalogue avec des penseurs montréalais dont Serge Bouchard, etc. "Il n’y aura pas de chute à Sacrée montagne, avertit Gibert. Et c’est très bien comme ça. On a plongé dans cette expérience et on verra bien ce que ça donne."

Une invitation à dévorer la montagne par petites bouchées ("avec un verre de vin!" ajoute Gilbert), tel que le prescrit le "slow-Web"… mais aussi à redécouvrir la montagne sur le terrain – des applications de géolocalisation foursquare permettant d’avoir accès au contenu du documentaire interactif dans son téléphone.

Adresses /

http://sacreemontagne.onf.ca
Laissez un souvenir ou une anecdote dans la boîte vocale du documentaire interactif Sacrée montagne en composant le 1 877 SOUVENIR.

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La montagne en diaporama

Si les deux créateurs revendiquent une approche poétique, on ne peut qu’abonder dans leur sens en regardant les capsules vidéo de photos: la bobine de son défile, mais l’image se déploie en un diaporama de photos. Le spectateur s’accroche alors aux bruits environnants, repère les détails de la photo, scrute le visage de la personne interviewée… "Je me suis aperçu que pour ce projet-ci,
il y avait des sujets film et des sujets photo, explique Gilbert Duclos. Pour la capsule Montréal sous la neige, c’était très clair pour moi que pour transmettre ce que j’ai vécu ce jour-là, je devais filmer. Par contre, Les Pique-niques du lac des Castors, c’était la photo, parce que des rencontres comme celles-là, ce sont des petits moments précieux." "En même temps, il y a une trame, renchérit Hélène de Billy. La journée des pique-niques, avant de partir, j’ai dit à Gilbert: on va rencontrer les gens au lac, puis à la fin, il pleut! Et on l’a eue notre averse: on était tout mouillés, j’ai même perdu une partie de l’enregistrement!"