Vie

Alimentation au goût d’ici : Le régime boréal

Vous connaissez le romarin, la lavande et l’huile d’olive grecque, mais avez-vous déjà goûté à l’armoise, aux boutons d’églantiers et à l’huile de tournesol pressée à froid du Québec? Le temps d’un article, nous vous invitons à oublier les saveurs bien connues de la diète méditerranéenne pour rêver à une alimentation au goût d’ici, le régime boréal.

"Être boréal, d’abord, c’est affronter l’hiver. C’est donc s’y préparer, faire des conserves, recycler…" analyse le chef Danny St-Pierre du restaurant Auguste à Sherbrooke. "Pour moi, cela évoque une cuisine responsable, locale, régionale… Pas forcément une cuisine de récolte, où on se gave pendant trois mois avant de traverser la saison froide pauvrement, mais une cuisine planifiée où on peut manger ce qu’on aime, même en hiver", explique le chef. Lui-même grand amateur de fraises, il s’organise pour pouvoir en goûter toute l’année en préparant ketchups, compotes et coulis, conservés sous vide au congélateur. Le chef prône aussi la culture du remplacement: "On utilisait beaucoup de citron au restaurant, alors j’ai essayé de travailler la purée de canneberges comme un lemon curd. C’est super pour garnir ma pavlova! À la place de l’huile d’olive, on peut essayer l’huile de tournesol du Québec et manger de la truite d’élevage de nos rivières plutôt que du saumon… Il faut se réapproprier les goûts de notre terroir. Les poissons de nos lacs, ça goûte la plus belle eau du monde!" s’enthousiasme-t-il.

Autosuffisance alimentaire

Une idée qui plaît beaucoup au chef Normand Laprise du restaurant Toqué! à Montréal. "Je crois qu’on pourrait presque se suffire à nous-mêmes, comme à la ferme dans le temps. À part le sucre, le café et le sel qu’on allait chercher au magasin général, on faisait tout. On cannait l’ail, les haricots et les tomates pour l’hiver et on mettait les poireaux, les navets, les carottes et les pommes de terre au caveau dans la terre… Chez Toqué!, on fait pareil, on canne nos tomates l’été et ça fait des années que je n’en achète plus l’hiver", évoque-t-il.

Aussi le chef s’intéresse-t-il attentivement à ce qui mijote de l’autre côté de l’Atlantique, à Copenhague au Danemark, dans le restaurant Noma du chef René Redzepi. Couronnée "meilleur restaurant au monde" par la revue britannique Restaurant Magazine, cette table se veut l’étendard de la "nouvelle cuisine nordique". "Redzepi a pris du recul pour étudier les produits offerts dans son pays, dont le climat est similaire au nôtre, et il a décidé que désormais, seuls les produits scandinaves suffiraient à sa cuisine. C’est un choix courageux!" commente Normand Laprise. "Je n’ai jamais voulu en faire un label marketing, mais la cuisine boréale, c’est celle que j’ai toujours faite, naturellement…" souligne-t-il avant d’évoquer des produits locaux et sauvages comme les petits fruits, les champignons, le sapin, l’épinette, le gingembre sauvage, les fleurs de sureau, les feuilles de pissenlit, le pimbina ou le persil de mer, qui font partie depuis longtemps du garde-manger de son restaurant, bien qu’ils soient encore largement méconnus des cuisiniers du dimanche que nous sommes.

Promenons-nous, dans les bois…

Au Québec, la forêt boréale couvre près de 550 000 km², un terroir encore majoritairement inexploité. "C’est comme si on avait toujours eu la tête en l’air à observer le bois et qu’on avait oublié de regarder ce qui poussait à nos pieds", s’étonne Jérôme Simard, directeur général de la Coopérative forestière de Girardville au Lac-Saint-Jean. Pionnière en la matière, l’entreprise lançait en 2009 une gamme d’une vingtaine d’épices comestibles biologiques issues de l’écosystème forestier: racines de céleri sauvage à la saveur salée rappelant celle du laurier, poivre des dunes aux arômes d’agrumes, poudre de thé des bois au goût de noix… Commercialisées sous le nom d’épices d’Origina (www.dorigina.com), elles proposent toute une nouvelle palette de saveurs aux cuisiniers. "Il faut apprendre à les doser et à les intégrer dans des recettes, mais aujourd’hui au restaurant et à la maison, je n’utilise plus que ça, j’ai abandonné toutes les épices venues d’ailleurs dans le monde", témoigne le chef Martin Gagné du restaurant La Traite à Wendake, près de Québec.

Délices de la forêt

Salsa de canneberges et cerises de terre au bouquet d’armoise, bonbons de saumon fumé à l’érable et à la graine de myrica, que le chef appelle affectueusement muscade boréale, ou crème anglaise à la fleur de miel… Martin Gagné s’est approprié ces "assaisonnements du Nord" avec fierté, jusqu’à en faire la signature de son restaurant consacré à l’héritage culinaire des premières nations. "En fait, les Amérindiens ne faisaient pas usage de ces graines, feuilles et racines en cuisine. Ils en utilisaient certaines pour se soigner, pas forcément comme assaisonnement. C’est pour cela qu’ils ne les ont pas fait découvrir à Jacques Cartier, venu au Québec pour trouver la route des épices! Du coup, quand les Français sont revenus, ils ont apporté dans leurs bagages les plantes qu’ils mettaient dans leur soupe et le potentiel gastronomique de nos sous-bois n’a jamais été exploité", explique en riant Jérôme Simard.

Réinventer le terroir forestier

Mais au-delà de la délicieuse découverte des épices boréales, la Coopérative forestière de Girardville réinvente une manière d’organiser le terroir forestier. Et elle fait des émules! La Coopérative de solidarité des Basques dans le Bas-Saint-Laurent commercialise depuis peu Les BIOproduits de Sainte-Rita (www.lesbioproduits.com), toute une gamme de préparations au bon goût de la forêt québécoise: sirop d’amélanchier, fleur d’épilobe pour les tisanes, têtes de violon, farine ou tapenade de quenouille… "Avec la crise forestière, nous avons dû nous organiser pour relancer le développement économique près de chez nous", explique Francine Ouellet, la présidente de la Coopérative. "On a développé un réseau de cueilleurs pour ramasser les plantes sauvages dans les bois, les champs et au bord du fleuve, implanté des jardins de plantes médicinales dans les érablières et lancé la culture de petits fruits comme celle de la camerise – au goût rappelant ceux de la framboise et du bleuet – sur les terrains en friche… Tout est bio et transformé sur place. On crée de l’emploi et de nouvelles sources de revenus pour nos membres, tout ça avec un immense respect pour les richesses de la nature. Les ressources sont protégées, on laisse les plantes se régénérer, la traçabilité de nos produits est un souci constant… Bref, on prend soin de la forêt!" assure-t-elle. Combiner fierté des producteurs, revitalisation du territoire, hiver gourmand, gastronomie locale, nouvelles saveurs et cuisine inventive… Il fait bon rêver au régime boréal!