Gaspillage alimentaire: suivons les chefs?
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Gaspillage alimentaire: suivons les chefs?

Alors que plus de 1,3 milliard de tonnes de nourriture par an sont perdues dans le monde, de plus en plus de chefs lancent des initiatives contre le gaspillage alimentaire; les professionnels du milieu seraient un facteur d’influence important sur le changement des mentalités. Et les citoyens s’y mettent aussi. Serait-on (enfin) sur la bonne voie?

«Rien ne se perd, tout se récupère.» Cet adage copié sur la célèbre phrase du chimiste Lavoisier donne bien le ton: même dans l’alimentation, il est possible de recycler des produits et de les faire durer plus longtemps. Car jeter des aliments à la poubelle reste un réflexe assez prégnant dans nos sociétés. Au Canada, selon les données du Conseil national Zéro déchet, le gaspillage alimentaire annuel équivaut à des pertes de 31 milliards de dollars – soit 2% du produit intérieur brut…

C’est en constatant le volume d’aliments jetés dans l’hôtel où il travaillait que le chef Jean-François Archambault a décidé de créer La Tablée des Chefs, un organisme qui a pour mission d’éduquer la population sur le gaspillage et de nourrir les plus démunis grâce à des surplus alimentaires. Il a mis en place un système de récupération dans sa cuisine, avant de l’étendre à d’autres hôtels; aujourd’hui, une vingtaine d’établissements sont concernés. Au Centre Bell, par exemple, ce ne sont pas moins de 60 000 portions alimentaires par an qui sont récupérées et redistribuées.

Le but de La Tablée des Chefs est ainsi de mobiliser les acteurs du secteur de l’alimentation et de les sensibiliser au gaspillage alimentaire. Parce que dans les restos, les poubelles sont vite pleines… «On utilise beaucoup d’aliments transformés; il en résulte par exemple des quantités de pelures de légumes jetées», acquiesce Daniel Vézina, chef du Laurie Raphaël à Québec. «La plupart des chefs ne respectent pas leurs produits, regrette Antonio Park, à la tête du restaurant montréalais Park. S’ils cuisinent du poisson, ils vont jeter les arêtes, la tête ou les parties internes, alors que ça peut servir pour un bouillon…»

Ça gaspille dans les familles

Mais il y a des chefs modèles en la matière: «Massimo Bottura, cite Antonio Park. Il joue un grand rôle dans le monde de la cuisine et il est un exemple à suivre contre le gaspillage.» Justement, le chef italien sera à l’honneur fin mai au Centre Phi, où une série d’événements contre le gaspillage alimentaire seront organisés – notamment des démonstrations culinaires orchestrées par Antonio Park et Massimo Bottura. Et puis, il y a les jeunes: «La relève en restauration a vraiment à cœur de faire attention à l’environnement», indique Patrick Emedy, chef formateur à la Tablée des Chefs, qui cite en exemple les Montréalais Jonathan Lapierre-Réhayem du Laloux ou Étienne Huot et Denis Vukmirovic de La Récolte – Espace local.

Si un tiers des aliments produits finissent à la poubelle, les statistiques montrent que le plus gros du gaspillage se passe chez les gens. «Le travail de sensibilisation est plutôt à faire sur le grand public, pense Patrick Emedy. Les professionnels de la restauration peuvent avoir un grand pouvoir de persuasion, c’est à travers eux que peut passer la prise de conscience.» Avec son programme d’éducation, la Tablée s’adresse ainsi à des ados de 12 à 17 ans, qui seront bientôt responsables de leur épicerie. Pendant les Brigades culinaires – des cours de cuisine donnés au secondaire –, les chefs évoquent la pêche durable, les conséquences de la surconsommation de viande rouge ou encore le développement durable.

Lutter contre le gaspillage passe aussi par de petits gestes simples. Comme rédiger sa liste d’épicerie en amont pour n’acheter que ce dont on a besoin pour ses plats et faire attention au roulement – «la marche en avant», comme on l’appelle en restauration –, en cuisinant d’abord les produits les plus vieux. Et puis, il y a le «savoir quoi faire» aux fourneaux: «Avoir des habiletés en cuisine permet de savoir comment recycler ses ingrédients pour les garder plus longtemps, leur donner une autre durée de vie. Il faut remettre en avant la notion de temps dans notre alimentation…», souligne Patrick Emedy.

Un discours avant-gardiste

Dans son dernier livre, La cuisine réfléchie, Daniel Vézina donne des techniques pour récupérer les aliments, en ciblant notamment des périodes de l’année où on en jette le plus (Halloween et les citrouilles). «Quand on essaie de récupérer un produit, on devient créatif, et finalement on met de l’originalité dans les plats en maximisant les aliments, raconte-t-il. Si j’achète du céleri, avec les feuilles je fais de l’huile, du pesto, du beurre…» Le plus difficile dans tout ça, c’est de changer nos habitudes, dans une société où on nous incite à acheter beaucoup trop. «Ça demande de réfléchir, de s’organiser et de planifier plus en cuisine, et, oui, c’est du temps en plus, reconnaît le chef. Mais c’est aussi un gain financier.» Et finalement, on revient aux techniques de nos grand-mères…

Le Québec est à la traîne par rapport aux autres provinces du Canada, regrette Daniel Vézina. «Mais c’est une grande roue qui a besoin d’être poussée, notamment par nous les chefs. On est au début de ce mouvement, on est encore dans un discours avant-gardiste, mais que les gens sont prêts à entendre.» En effet, ça bouge aussi hors de la restauration. Ainsi, le quartier montréalais de Rosemont a accueilli en avril dernier un frigo où les passants peuvent laisser leurs restes du restaurant ou de garde-manger, pour nourrir les plus démunis au lieu de jeter les aliments. Citons aussi Eatizz, cette nouvelle application lancée par un jeune diplômé de HEC Montréal qui localise les épiceries offrant des rabais sur les produits proches de la date de péremption ou moins frais.

Suivant cet élan, certaines lois évoluent pour permettre aux magasins d’éviter le gaspillage forcé par les normes réglementaires. Ainsi, le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec va changer le texte classant les produits selon leur apparence, permettant aux chaînes d’alimentation de vendre des récoltes «hors-norme» (soit actuellement les fruits et légumes présentant une longueur ou grosseur supérieure au standard ou plus de 5% d’altérations sur la surface). Et à Sherbrooke, la Ville a appuyé une proposition du Conseil national Zéro déchet de faire un crédit d’impôt aux entreprises faisant don d’aliments invendus. Le Québec à la traîne? Patrick Emedy est optimiste: «J’ai l’impression qu’on va dans le bon sens…»