L'assiette du chef
Vie

L’assiette du chef

Stress, horaires chargés, grignotage permanent: s’ils sont excellents aux fourneaux, les cuisiniers ne font pas toujours attention à leur propre alimentation. Les cordonniers sont-ils toujours les plus mal chaussés? Trois pros de la cuisine nous ont dit ce que mangent (vraiment) les chefs…

«Pendant le service, on n’a pas forcément le temps de se nourrir. Ou alors juste 5 ou 10 minutes maximum, histoire de ne pas tomber par terre.» Lorraine Abeng, ancienne chef et aujourd’hui directrice de l’Agence Infini, spécialisée en placement de personnel en restauration, connaît bien le milieu. En cuisine, difficile de bien manger, et surtout de prendre le temps de bien manger. En cause: le rythme de travail très soutenu. «On se fait un sandwich vite fait, un grilled-cheese, une omelette… Je savais ce qu’il fallait manger et où trouver les bons produits, mais je n’avais pas le temps», raconte Lorraine.

Même son de cloche chez Bob Le Chef, passé par Le Globe ou encore Le Misto, qui se consacre aujourd’hui à son site, ses livres et son émission de cuisine. «Quand je travaillais dans des restos, j’avais du mal à trouver le temps de m’asseoir pour manger. Même ceux qui ne fument pas se mettent à fumer pour avoir une pause!» Pour lui, être cuisinier, c’est un peu comme entrer dans l’armée: «Parfois, on ne pense même pas à manger tellement ça va vite. Et à la fin du service, on est un peu tannés de la nourriture et on switche plus vers la bière que vers un vrai repas…»

Des comportements qui s’expliquent facilement, selon Claudine Larivière, une nutritionniste qui a travaillé avec plusieurs chefs. «C’est une industrie dans laquelle les chefs et les employés doivent répondre à l’achalandage du restaurant. Il n’y a pas ou presque de pauses repas, et c’est donc un contexte propice aux habitudes alimentaires irrégulières, malsaines et restrictives – ou excessives!»

1,5 kg de légumes crus par jour

Au Montréal Plaza, le chef Charles-Antoine Crête prêche pour le temps. «C’est important de bien manger quand on est cuisinier, puisque c’est notre job. Il faut bien nourrir son staff et prendre le temps de manger. Ce temps, je me l’impose…» Car dans les coulisses de la plupart des restos, on mange debout, en cuisinant. Et à force de grignoter en travaillant, on finit par ingurgiter en grande quantité de la nourriture sans forcément s’en rendre compte… Comme Lorraine, qui ne cuisine rien qu’elle ne teste pas ensuite. «C’est rare qu’on prenne un repas complet, mais on mange en continu pendant une douzaine d’heures. Un bon cuisinier goûte à tout!», confirme Bob.

Le cuisinier pioche ainsi à l’envi dans ce qu’il trouve, pour goûter, ou juste machinalement, parce qu’il n’aura pas le temps de manger un repas. «Le pire truc, c’est les frites: y en a toujours qui traînent dans une cuisine, et là j’étais foutu, j’en avais toujours une dans la bouche», se souvient Bob, qui avoue s’être principalement nourri de hot-dogs, pâtes et – étrangement – de pommes pendant ses années en restauration. «Il y a beaucoup de troubles alimentaires chez les cuisiniers, notamment la boulimie. À force de manger vite et beaucoup…»

Pour Claudine Larivière, il ne s’agit pas de troubles alimentaires dans la majorité des cas: «Il semble que leur horaire de repas complètement déséquilibré crée plutôt des épisodes de cravings, souvent confondus avec la boulimie. Il s’agit d’une faim intense qui se cumule pendant la journée ou la soirée: le cuisinier ne prend pas le temps de manger, ignore son signal de faim pendant trop longtemps, et boom! il se lance dans la bouffe sans trop se contrôler. C’est ce que j’appelle le syndrome du « cookie monster »… »

Bob se souvient d’un sous-chef qui se faisait un plat de pâtes ou de riz avant chaque service, et le mangeait avant que les clients n’arrivent pour ne pas être dérangé; il parvenait à ingurgiter un spaghetti bolognaise en cinq minutes chrono. «Mais on mange aussi énormément de bonnes choses, notamment des légumes, pour tester la cuisson par exemple. On les mange sans sel, sans rien. Il y a un principe de yin et de yang dans la cuisine…» Charles-Antoine Crête consomme pour sa part près de 1,5 kg de légumes crus par jour. Il indique en outre préparer volontiers des petits plats chez lui: «Au moins, personne ne me dérange, contrairement au resto où je me fais poser 15 questions pendant que j’épluche des carottes.» À la maison, il cuisine en moyenne une grosse journée par semaine.

St-Hubert et «bons spots cheaps»

Mais Charles-Antoine fait figure d’exception parmi ses pairs… Si on s’imagine que les chefs se concoctent des menus de haute voltige pour le plaisir, c’est en réalité très rarement le cas. «Quand j’étais chef au resto, je travaillais en moyenne 60 heures par semaine, raconte Bob. Pendant ta journée de congé – en général t’en as qu’une –, t’as pas le goût de cuisiner… Aujourd’hui, j’ai des horaires plus normaux et j’ai plus envie de cuisiner pour moi, à la maison. Je teste des recettes pour mon site et j’ai redécouvert le plaisir de souper. Je peux maintenant me retrouver à décortiquer du homard un mardi soir, ce qui était impensable avant!»

Idem pour Lorraine qui, quand elle travaillait au Pellerin ou à La Queue de cheval, ne rentrait chez elle que pour dormir: «Ce que j’achetais pourrissait au frigo parce que je n’avais pas le temps de cuisiner…» Depuis, elle fait ses courses d’épicerie à flux tendus, et avoue aussi commander beaucoup. «Je connais le numéro du St-Hubert par cœur…» Mais quand un chef reçoit pour le souper, c’est une autre histoire: «Il y a cette pression de bien faire, raconte Lorraine. On veut cuisiner quelque chose de rare, que nos amis ne mangent pas chez eux habituellement.» Par contre, «souvent les gens n’osent pas t’inviter chez eux, de peur de ne pas être à la hauteur en cuisine»!

Et les restos? «Avec leurs salaires, rares sont les cuisiniers qui peuvent se payer un cinq services dans un restaurant gastronomique, souligne Bob, pour contrer le cliché. Un cuisinier qui se respecte va se tenir loin des fast-foods, par contre, il connaît tous les bons spots cheaps!» Charles-Antoine indique pour sa part sortir souvent, mais dans les mêmes endroits depuis 20 ans. «Je mange aussi de la poutine et je n’en meurs pas! J’ai eu un second qui allait tout le temps au McDo. Il y a de tout chez les cuisiniers…»