Les classiques culinaires, toujours d’actualité?
Les classiques font si intrinsèquement partie de notre vie que nous avons du mal à penser nous en passer. Toutefois, en raison des avancées technologiques, certains se demandent s’ils ne deviennent pas désuets. Qu’en pensent trois chefs chevronnés?
Lorsqu’on demande à Daniel Vézina pourquoi il a décidé de présenter 60 classiques dans l’ouvrage qu’il vient de faire paraître (Mes classiques préférés, éditions La Presse), il répond immédiatement: «J’ai depuis quelques années commencé une réflexion avec l’émission Les Chefs, car je me suis rendu compte que les jeunes ne connaissaient pas leurs classiques. Ils sont capables de faire du caviar avec de l’agar-agar, mais ils n’arrivent pas à faire une bonne crêpe. C’est dommage, car comme toute forme d’art, la cuisine a des bases qu’il faut connaître avant de pouvoir évoluer. C’est avec les classiques que j’ai commencé mon métier il y a de cela 35 ans, c’est eux que je consomme chez moi, et je suis certain qu’ils seront encore là dans 100 ans, contrairement aux modes de passage.»
C’est quoi, un classique?
Daniel Vézina n’est pas le seul à considérer les classiques comme indémodables. Christian Faure, Meilleur Ouvrier de France qui vient juste d’ouvrir une boutique et une école de pâtisserie (Maison Christian Faure, 355, place Royale, Montréal, 514 508-6453, christianfaure.ca), a une vision très personnelle de la chose. «Il faut d’abord se demander ce qu’est un classique. Je préfère de mon côté parler de tradition, parce que dans "tradition", il y a trader, qui signifie "transmettre" en latin. Nous avons ainsi la responsabilité de transmettre cette tradition, pour qu’elle soit comprise et respectée.» Christian Faure voit lui aussi défiler dans ses ateliers des jeunes qui pensent qu’un gros gâteau tape-à-l’œil est plus marquant que de bonnes viennoiseries. «Ils boudent les classiques qu’ils considèrent comme trop simples, mais ils n’ont pas conscience par exemple que la pâtisserie est par essence moléculaire. Ou du retour aujourd’hui des classiques d’hier. Le quinoa, si prisé en ce moment, existe en effet depuis 2000 ans. Quant aux fruits confits, on les consommait déjà il y a de cela des siècles.» Alors, la cuisine est-elle appelée à se répéter? Pas automatiquement, selon Christian Faure: «Ma grand-mère disait: "Si on change, c’est pour faire mieux."»
Dynamiser les classiques
Ses classiques, Éric Gonzalez, chef de l’Auberge Saint-Gabriel (426, rue Saint-Gabriel, Montréal, 514 878-3561, aubergesaint-gabriel.com) les connaît bien. Ce qui ne l’empêche pas d’être considéré comme très innovateur par ses pairs. «Je crois que les cuisiniers que nous sommes sont les gardiens d’un patrimoine extraordinaire bâti à travers les années, les rencontres, les expériences. Il ne faut donc pas bafouer cet héritage, car ce sont nos fondations.» Le chef y greffe la notion d’expérience personnelle, que selon lui les jeunes ont tendance à oublier: «Les jeunes voient ce qui se fait et voudraient immédiatement faire la même chose, plutôt que d’apprendre étape par étape comment y parvenir. Ils agissent un peu comme s’ils achetaient une moto, mais qu’ils ne savaient pas se servir d’un vélo. Or, l’art de la cuisine s’acquiert. Et ce n’est qu’une fois acquis qu’il permet de s’en libérer, de trouver sa propre signature sans avoir à copier quelqu’un d’autre ou une tendance. Depuis quelques années, par exemple, la cuisine du Noma est reprise un peu partout, mais a-t-on pensé à l’amener ailleurs?» Une démarche réflexive qu’Éric Gonzalez réalise quotidiennement en dynamisant des classiques comme le chocolat liégeois (devenu salé et viandé entre ses mains) ou les œufs à la neige (voir recette dans cette édition). «J’ai pour habitude de disséquer un classique, afin d’en garder les éléments ou l’esprit tout en l’emmenant ailleurs grâce à des technologies modernes. Il n’est pas question ici d’utiliser de l’azote liquide pour changer un plat. Pour mes îles flottantes réinterprétées, je me suis basé sur la recette originale qui contient de la crème anglaise, des pralines, des blancs d’œufs montés en neige avec du sucre, ainsi que du caramel. Mais j’ai souhaité accentuer les textures en réalisant une sphère dont un côté est fait de caramel coulant et dont l’autre de crémeux au caramel, le tout enveloppé dans une croquandine et baignant dans de la crème anglaise.»
Que faut-il finalement retenir de ces trois différents points de vue? Que les classiques sont incontournables lorsqu’on veut maîtriser l’art de la cuisine. Que chaque personne peut avoir sa propre compréhension des classiques et les interpréter à sa manière, une fois qu’elle en connaît les bases. Et enfin, ajoute Christian Faure, «qu’il n’y a pas de cuisine foncièrement classique ou moderne, mais une cuisine bonne ou mauvaise.»