Le regard de Brigitte
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Le regard de Brigitte

Au restaurant Ô 6e Sens, les clients font l’expérience inusitée de manger dans le noir. Mais ils ont aussi l’opportunité de découvrir l’univers de serveurs non-voyants. Rencontre avec l’une de ces employés, Brigitte Gagné.

Brigitte est un petit rayon de soleil ambulant. Pourtant, elle a progressivement perdu sa vision depuis son enfance et a dû opter pour la canne blanche dès l’âge de 16 ans. D’où lui vient cette joie de vivre? « Je crois que chacun a son histoire et vit différemment son handicap. Personnellement, je vois toujours le côté positif des choses. » Un caractère qui l’a bien servie lorsqu’elle est arrivée sur un marché du travail encore très réticent à intégrer des non-voyants dans ses rangs. « Cela va un peu mieux pour les jeunes, qui savent utiliser les dernières technologies, mais oui, c’est toujours un parcours du combattant de trouver un travail lorsqu’on ne voit pas. »

De la télé à la réalité

Après avoir réalisé quelques stages en entreprise et travaillé pour Mira, Brigitte a été un beau jour approchée par le propriétaire du restaurant Ô 6e Sens. « Je ne connaissais rien de ce concept avant de voir le film C’était à Rome. Ça a démarré en Europe et maintenant, on en trouve un peu partout, tant mieux! » Tant mieux, parce que son nouvel emploi a transformé sa vie, ainsi que celle de ses collègues non-voyants – sept sur la quinzaine d’employés du restaurant. « Notre patron Jean-François est très humain et altruiste. Nous formons une véritable petite famille sur place. »

Servir dans le noir

Quelles qualités Brigitte trouve-t-elle centrales dans son travail? « Aimer le public », dit-elle avant de raconter que jeune, elle servait déjà des cafés dans le bar de son père. Et être gourmande, pourrait-on ajouter, puisque Brigitte aime la bonne chair et cuisiner. « En faisant vos courses, et en jouant avec des couteaux et des plaques de cuisson? », lui demandons-nous, surpris. « Eh oui, comme le feraient des voyants ou presque », répond-elle. En fait, mieux encore que certains d’entre eux, car elle peut jauger au toucher la qualité des fruits et légumes, et elle est très ouverte aux découvertes culinaires. « Nous avons la chance de pouvoir tester tous les plats du restaurant pour donner notre avis. Par exemple, même si je ne suis pas très carnivore, j’ai vraiment adoré l’alligator que notre chef a déjà préparé. Cette viande était tendre, avec un goût de bœuf un peu salin. C’était délicieux. »

Un espace de dialogue

Évidemment, Brigitte fait profiter les clients du restaurant Ô 6e Sens de ses trouvailles. Tout en les invitant à lui poser des questions sur son univers. Et les gens sont ravis. « Ils partagent une petite partie de notre réalité pendant quelques heures et nous demandent quantité de choses, comme "Mangez-vous avec vos doigts?" (en fait, les clients voyants ne sont pas habitués à utiliser des ustensiles dans le noir) ou encore, "Est-ce vrai que les chiens-guides s’arrêtent à la lumière rouge?" (FAQ : non, les chiens ne voient pas le rouge et le vert comme nous, aussi ont-ils pour consigne de s’arrêter au bord des trottoirs). »

Barmaid 2.0

Brigitte est plus souvent qu’autrement maintenant derrière le bar, où un système spécial de beignes électroniques sur les bouteilles, eux-mêmes raccordés avec un téléphone cellulaire disposant d’une oreillette qui souffle à la barmaid les numéros des produits à utiliser et calcule les dosages, a été installé. « Je peux ainsi préparer des cocktails, notamment un délicieux bloody Caesar. » Impressionnant.

Finalement, Brigitte, heureuse au Ô 6e Sens? « Oui, très. Même si je n’ai pas pu prendre l’autoroute comme tout le monde, j’ai pris des routes secondaires qui m’ont menée jusqu’ici, et je suis parfaitement comblée. » Une belle leçon de vie.