A l’Isle-aux-Grues, près de Montmagny, de curieuses festivités se déroulent, au début du mois de mars, pour souligner la mi-carême. Une fête colorée à laquelle participent tous les insulaires.
L’atmosphère est fébrile dans la cuisine des Lebel. Rachel et Jocelyne mettent la dernière main aux costumes de leurs maris: Ah! les bedaines ont grossi! Bon, les jambes croches des Lebel qui ressortent! Entre deux lampées de bière, on rajuste une manche, on recoud un bouton, mais surtout, on rigole… A la fin de l’habillage qui les transformera en toréadors psychédéliques, les quatre hommes – deux autres se joignent au duo Lebel – iront «courir la mi-carême».
Nous sommes dans l’Isle-aux-Grues, l’une des dernières îles du fleuve Saint-Laurent à être toujours habitée durant les quatre saisons. Située à moins d’une heure de Québec, l’Isle-aux-Grues est totalement coupée du continent durant tout l’hiver, alors que les glaces empêchent le traversier de circuler entre le continent et l’île.
Dans leur île mystérieuse, balayée par des vents ne rencontrent aucun obstacle, les quelque cent quatre-vingt-dix insulaires perpétuent cette tradition remontant au Moyen Age. Une tradition tirée de la foi chrétienne, qui perdure encore. A Rio de Janeiro, à La Nouvelle-Orléans, et à Venise, on célèbre le Mardi gras à grand renfort de masques, et de défilés: ces défoulements collectifs sont célèbres dans le monde entier. Dans l’Isle-aux-Grues, l’événement ne se compare pas, en dimension, aux débordements excessifs de ces métropoles. Pourtant, le visage de la mi-carême de l’Isle-aux-Grues pourrait inspirer de nombreux costumiers de théâtre et autres créateurs d’habits.
Un an de préparation
La fête de la mi-carême dure une semaine. Dans l’Isle-aux-Grues, l’excitation débute bien avant la tenue de l’événement. Un an avant. En effet, la fin d’une édition annonce déjà le commencement de la prochaine. Dans les chaumières, les discussions pour la confection des costumes de l’édition suivante s’amorcent avant même que l’on ait rangé les costumes de l’édition en cours. Les costumes, c’est le nerf de la guerre de la mi-carême, son originalité, et, sans doute, la raison pour laquelle on perpétue la tradition dans l’île. «Avant, la mi-carême permettait de lâcher son fou, durant ce temps de privation. C’était une fête païenne travestie au bénéfice des catholiques. Aujourd’hui, c’est une belle occasion de se défouler après les Fêtes et, avant le temps des sucres, une période très occupée pour nous. Aussi, cela nous permet de nous retrouver avant que tous se remettent à leur boulot saisonnier», explique l’un des insulaires. Car beaucoup d’insulaires vivent du tourisme, très actif dans la région, et de l’agriculture dans l’île.
Par conséquent, les insulaires se regroupent pour former des équipes. On décide des thèmes des costumes de l’année suivante. Dès lors, les femmes se mettent à l’ouvrage. «Tous les vêtements sont faits à la main, avec les matériaux dont nous disposons», explique Rachel Lavoie. Compte tenu des distances qui nous séparent des grands centres urbains du Québec, plus nous commençons la confection de bonne heure dans l’année, plus nous courons la chance d’avoir exactement les matériaux dont nous aurons besoin.» Car les dames de l’Isle aux Grues possèdent non seulement des talents de conceptrices, elles ont également de l’imagination à revendre. A preuve, ces magnifiques sirènes, issues de l’édition 1997! Elles ont fait le tour du monde en images! Les Cléopâtre ont également été fort remarquées, la même année. On est bien loin des costumes des «galonnés», le tout premier habit à avoir été porté pour «courir la mi-carême». On le voit encore souvent, cet habit. Il est constitué d’un grand chapeau et d’un costume d’homme auxquels on ajoute broderies ou rubans. Ce déguisement proviendrait d’ailleurs de la légende voulant que le Diable lui-même ait enlevé une belle jeune fille, un soir de Mardi gras.
Créer de tels costumes exige souvent autant de patience que de doigté. Lancées dans des projets de haute voltige, les couturières doivent faire avec les contraintes dues à leur isolement: elles peuvent parfois attendre plusieurs mois avant de trouver exactement la bordure ou l’élément de finition, ou encore la couleur exacte d’un tissu nécessaire à la concrétisation de leur idée. Une idée, faut-il le préciser, qui ne sera dévoilée que le grand soir.
L’enjeu du jeu
La population de l’Isle-aux-Grues, vous l’aurez compris, est tricotée serré, comme on dit. Dans cette communauté minuscule, tout le monde se connaît, presque tous sont parents. L’enjeu de la mi-carême réside justement dans cette donne. Si la mi-carême dure toute une semaine, durant laquelle les hommes – et les femmes – font leur tournée des maisons qui «acceptent les mi-carêmes», l’apothéose a lieu le samedi qui termine la semaine. Ce soir-là, les insulaires sont fébriles. «On a hâte de voir les nouveaux costumes, dit Jocelyne, occupée à replacer le masque de son mari. On nous réserve de belles surprises ce soir.» Les costumes de matador de ce soir datent d’il y a quatre ans. «Ça ne fait rien, on fait des échanges. Le principal est de garder secrets les noms de ceux qui les porte.»
Car voilà l’enjeu de la mi-carême: après s’être pavanée de maison en maison – en y prenant une petite goutte -, chacune des équipes passe la grande épreuve. Celle de la salle paroissiale. Devant la paroisse réunie, les «mi-carêmes» doivent effecter un petit numéro qui durera tant que les gens de la salle n’auront pas découvert ceux qui se cachent sous les costumes. Ça donne lieu à des échanges très drôles, parfois musclés. Bien entendu, le jeu s’adresse aux insulaires, mais on se laisse rapidement gagner par cette ambiance. Mais, surtout, on s’émerveille devant la splendeur des costumes.
L’an dernier, on a vu des magiciens tenant un chapeau dans lequel étaient insérés un lapin, des bébés, des Vikings… Un défilé ininterrompu d’imagination et de joie de vivre. Ça donne envie de s’isoler… et de devenir insulaire.
Il est possible de participer à la mi-carême en temps qu’observateur. Cette année, la fête aura lieu du 8 au 14 mars, et les activités principales se dérouleront les 12, 13 et 14 mars. Tarifs: 25 $ aller et retour avec air Montmagny, (418) 248-3545; le gîte à partir de 40 $ par jour, pour deux personnes; repas à l’Auberge de l’Oie blanche, entre 8 $ et 15 $. Réservez auprès de madame Roy (la colorée maire de l’île!), au (418) 248-7388. Pour plus de renseignements (horaire des vols, etc.): 1 888 831-4411.