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Naître à Alger et partir : Portrait d'une jeunesse rebelle et candidate à l'exil

Après 10 ans de violence et d’état d’urgence, Alger se réveille timidement. Entre les cafés Internet ouverts toute la nuit et les boîtes des quartiers de la jeunesse dorée, le night life est en plein développement, et la scène hip-hop bouillonne. Alors qu’à quelques kilomètres, aux portes de la capitale, les massacres n’en finissent plus de finir. Portrait d’une ville et de sa jeunesse rebelle qui peinent à sortir du bourbier.

Alger, aujourd’hui "sécurisée", retrouve lentement le chemin d’une vie presque normale après la traversée d’une violente zone de turbulence. La fin annoncée de cette "décennie perdue" reste néanmoins fragile en raison des massacres qui se poursuivent. Fin du cauchemar ou passage dans l’oeil du cyclone? Les jeunes Algériens hésitent entre optimisme et désillusion.

Yacine n’a pas peur des mots. Graphiste de formation, rappeur par vocation, l’Algérie l’étouffe. "Le rap est notre seul moyen de goûter la libre expression, notre combat contre le silence", déclare-t-il comme une confidence. "En Algérie, notre musique dérange parce que nos mots sont crus, nos textes, pleins de rage."

Ce soir à Alger, Yacine est roi. K-Libre, son groupe de rap, se prépare à monter sur la scène d’un stade couvert afin de jouer devant près de 2000 jeunes, pantalons larges et casquettes, venus assister à une soirée hip-hop. L’événement serait relativement banal à Marseille ou à Montréal. Mais ici, à Alger, ce genre de rassemblement était impensable il y a à peine quelques années.

Au programme de ce "Loolapelooza" version algéroise: le discours tranchant de quelque 40 groupes qui se succéderont jusque tard dans la nuit. MBS (Micro brise le silence), BAM (Brigade anti-massacre), Les Messagères… Les noms de groupes locaux témoignent d’une violente réalité. Leur rap est parfois maladroit, mais très engagé. Ici se mélangent de nombreuses influences musicales – d’IAM à NTM en passant par Wu-Tang Clan, selon Yacine -, pour donner une musique marquée par une rage plus brûlante que le harissa, que les Algériens bouffent même au petit-déjeuner.

Les organisateurs de l’événement sont réticents à nous laisser interviewer des groupes aux textes politiquement très critiques: "Ce n’est pas l’image que nous voulons projeter, ni celle que les autorités du pays voudraient voir dans les médias étrangers."

Les paroles des chansons de K-Libre sont en effet très tranchantes:

"Ces lascars déguisés en politiciens

bouffent les milliards et ne laissent rien aux Algériens;

ces serpents qui nous prennent pour des bouffons

font l’insolite pour arnaquer la population,

avoir le plein pouvoir

et s’asseoir sur la chaise en or;

pour vider les coffres-forts

mêmes méthodes, passez la fraude, mode d’emploi:

bras de force et coups bas.

K-Libre avec le Mic les combat, combat le silence,

brise l’inconscience, représente la résistance…"

Le groupe, formé il y a trois ans par six jeunes issus d’une "génération gaspillée à survivre dans la terreur", déclarent-ils eux-mêmes avec amertume, rêve de signer avec une maison de disque étrangère. En attendant, avec la crise du logement qui frappe Alger, avoir un local pour pratiquer reste du domaine de l’impensable.

Ils utilisent le petit espace de liberté d’expression qu’offre le rap afin de canaliser leur colère et d’aiguiser leur analyse politique. "Le pays est pris dans un schéma de mafiosi, un pouvoir sans visage qui gouverne dans l’ombre", lance sans détour Yacine.

"Mais on ne fait pas que critiquer, on propose une vision à travers notre musique. Et c’est ce que les jeunes sont venus chercher ici ce soir. Parce qu’à la radio, il n’y a que le "chérie, je t’aime blabla" du raï qui passe. Ce n’est pas ça qui va nous tirer de la merde. Il faut se bouger."

Horrifiée par des massacres collectifs commis par les islamistes en 1997, Linda a subitement bifurqué de ses études de musique classique pour adopter le langage décapant du rap. "À l’époque, j’avais 17 ans. J’ai choisi le rap pour dire tout haut ce que les Algériens pensaient tout bas, pour briser les chaînes du silence", explique-t-elle. "Le rap est le style le plus propice aux chansons à texte. Percutantes et libres."

Son air d’ange contraste avec son discours mordant. "Les filles aussi peuvent faire du rap en Algérie. D’abord, les mecs n’ont pas le monopole des problèmes et puis les thèmes qui nous inspirent, on les a vécus personnellement", dit-elle. Son groupe Les Messagères, formé de quatre jeunes Algériennes, a participé au Festival d’Avignon l’an dernier et joue en France à l’occasion.

Contrairement à l’écrasante majorité des jeunes d’Alger, Linda ne songe pas à l’exil. "J’ai besoin de sortir du pays pour respirer, mais je ne veux pas partir." Blasé par l’impasse politique et le chômage, Yacine ne tient pas le même discours. "J’aime passionnément l’Algérie, mais j’en ai marre de survivre. Je veux vivre. S’il n’y a pas de changements à court terme, il va falloir partir", dit-il.

Alger: une ville à deux vitesses

Loin de la Casbah, de Bab el Oued et des autres quartiers populaires durement frappés par les violences et la crise économique, il existe une autre Alger, celle de la jeunesse dorée, des fils et des filles du pouvoir qui vivent dans des quartiers dits "sécurisés", bien à l’abri des assassinats, des massacres nocturnes et des faux barrages. Une ville tranquille.

Dans les endroits branchés du Club des Pins, de la Plage Mauveti ou encore du quartier Hidra, la vie nocturne bouillonne tous les week-end et s’étire jusque tard dans la nuit. L’Alger by-night des riches vibre au son du house et de la techno des D.J. locaux. Les gens font la queue devant les boîtes les plus populaires qui ouvrent leurs portes à minuit.

Ailleurs, le night life d’Alger prend une tournure bien différente. Devant l’ambassade de France, dès la tombée de la nuit, la file s’organise. Mais pas de réception diplomatique au programme. Chaque soir, ils sont plusieurs dizaines à venir faire le pied de grue devant la grille d’entrée. C’est l’unique façon de s’assurer un rendez-vous le lendemain pour faire une demande de visa. Humiliante réalité d’une génération candidate à l’exil.

Partir, tous les jeunes d’Alger semblent y réfléchir. Leur coeur balance entre fuir ou rester. Même les jeunes policiers de notre garde rapprochée en rêvent. "S’installer au Canada pour commencer une nouvelle vie, ce serait vraiment bien", nous a répété l’un d’eux pendant une semaine.

Les yeux tournés vers l’Europe, le coeur noyé dans l’amertume d’avoir "perdu 10 ans et trop de proches", les jeunes d’Alger prennent leur mal en patience. Certains sont en attente d’un visa pour la France ou pour le Canada, nouvel Eldorado des Maghrébins francophiles. D’autres évoquent, comme un dernier espoir pour sortir de l’impasse, une ouverture économique tant annoncée par le gouvernement.

Sur le campus de l’Université d’Alger, situé au coeur du centre-ville dans le quartier des affaires, Zinou évoque lui aussi l’idée de l’exil, mais reste déchiré à l’idée de quitter l’Algérie. "Partir maintenant, ce serait baisser les bras. Nous sortons à peine d’un quotidien de survie", explique-t-il. "Nous aimerions bien que les violences s’arrêtent complètement, tourner la page, même sans avoir de justice pour les coupables", ajoute-t-il.

"La solution viendra peut-être du développement de l’économie de marché. Tout le monde en cause, même le Bouteflika (président algérien) en parle à la télévision. Mais pour l’instant, les jeunes sont bloqués par le chômage", explique Zinou, qui termine des études en médecine et ne pense pas pouvoir trouver d’emploi comme médecin avant plusieurs années.

Visiblement gêné par les agents en civil de notre "garde rapprochée", il hésite avant de critiquer le pouvoir, puis finit par évoquer du bout des lèv
res le problème de la corruption. "La politique, ce n’est pas notre truc. Mais les clans du pouvoir sont lents à sortir l’Algérie du cercle vicieux de la guerre contre les terroristes, et c’est les jeunes qui en paient le prix."

En attendant des jours meilleurs, les enfants de l’Algérie – plus de 70 % des 30 millions d’Algériens ont moins de 30 ans – comblent leur besoin de sortir de l’isolement en fréquentant les cafés Internet qui se sont multipliés à Alger, symbole d’une certaine ouverture économique. Des quelque 160 "cybercafés" que compte la ville, plusieurs sont ouverts 24 heures sur 24, un changement radical après plusieurs années de couvre-feu.

Sofia, 26 ans, dirige l’un de ces cafés Internet situés dans le centre-ville près du campus de l’Université. Le réseau des réseaux est pour lui une façon de voyager virtuellement et de voir comment on vit à l’étranger. "Les jeunes Algériens sont pleins de potentiel. Il faut nous donner les moyens et nous relancerons le pays, explique-t-il. En attendant, les jeunes prennent leur mal en patience et "chattent" sur Internet. Vous savez, ici nous avons pris l’habitude d’être patients. Et puis avant tout, nous nous estimons heureux d’avoir pu traverser les dernières 10 années."