L’Occident entretient une histoire d’amour avec le Maroc depuis plus de 100 ans. Avant l’amour, c’était la guerre (entre les cathos et les Maures); et avant la guerre, c’était encore l’amour (entre les Romains et les Berbères): l’histoire se répète. Pour les romantiques, c’est la couleur du ciel du désert au crépuscule, la neige sur les sommets des montagnes de l’Atlas et l’ombre des palmiers dattiers; pour les intellectuels, c’est souvent l’énigme même de la culture marocaine, ses coutumes, ses interdits et ses arcanes, insondables secrets même pour les initiés. Pour moi, ce sont les médinas. Et de toutes les médinas marocaines, la plus belle, c’est celle de Marrakech, la ville qui a donné son nom au pays.
La médina, c’est la partie arabe et labyrinthique formée d’un lacis de ruelles étroites et sinueuses, de maisons, d’écoles coraniques et de mosquées. Distincte de la ville nouvelle rectiligne, cartésienne et bien française d’apparence, construite à l’extérieur des remparts au XXe siècle, la ville arabe est disloquée, indéchiffrable, vaguement angoissante et entièrement fascinante. Cité commerçante et religieuse, elle est enserrée entre des murs épais parfois percés de meurtrières; mais plus souvent qu’autrement, elle reste totalement repliée sur elle-même: à l’image des maisons arabes dont seule la porte extérieure donne sur la venelle. Au centre de la ville se trouve le souk, le grand marché, genre de shopping mall version Ali Baba, où s’échangent les biens (sel, sucre et épices, fruits, olives, viandes, babouches, burnous et djellabas, et aujourd’hui ordinateurs et télés, souvent transportés à dos d’âne pour arriver à l’échoppe) et les services: barbiers, devins, bains publics, percepteurs d’impôts, artisans et coupeurs d’ongles d’orteils. Point de sot métier dans la médina.
Par comparaison avec les autres médinas des grandes villes impériales marocaines, Rabat l’élégante ou Fez l’aristocratique, Marrakech est la plus indomptée et la plus tapageuse. C’est une ville qui a gardé son empreinte tribale malgré les fontaines et les jolies places édifiées par les colons français, des parangons de modernité qui apparaissent ici comme un mirage greffé sur un canevas bigarré. Et malgré les formidables hôtels de luxe, malgré même le tout nouvel opéra dont l’architecture évoque un croisement entre le palais de Nabuchodonosor et le décor hollywoodien des Dix Commandements, Marrakech garde intacte son allure d’insubordonnée. Car cette ville, capitale des sultans du Sud, devait son pouvoir aux Berbères sahariens, qui le lui garantissaient (ou le lui ravissaient) à grands coups de sabres, d’arquebuses et d’intrigues.
La médina de Marrakech commence sur une grande place, Djemaa el-Fna, l’une des plus célèbres du monde, comparable en taille et en beauté à la Piazza San Marco de Venise ou au grand Zócalo de Mexico. Un espace ouvert, colossal, où l’on se rencontre pour négocier des biens ou des informations (domaine exclusivement masculin, est-il besoin de le préciser) et qui servait autrefois pour les exécutions publiques. Histoire de calmer les velléités de désobéissance de ses habitants.
Ici, ce sont leurs descendants (et pas les touristes) qui font le spectacle. C’est qu’on se presse ici à partir du coucher du soleil pour jouir de la compagnie mais surtout des spectacles étonnants qui sont donnés sans interruption depuis 1000 ans. Pavée depuis seulement une vingtaine d’années, elle sert de tréteau aux diseurs de bonne aventure, aux calligraphes et aux astrologues, aux magiciens, aux dompteurs de serpents et de scorpions, aux dentistes ambulants, aux jongleurs et aux musiciens gnaouas, descendants d’esclaves africains, dont la réputation a franchi les océans au point où les Stones et Sting les ont engagés, l’espace de quelques chansons.
Les échoppes de fast-food à la marocaine, installées autour de grandes tables en plein air, montées et démontées chaque soir, servent de tout: de la soupe aux haricots, des escargots, des grillades d’agneau -de la tête aux testicules. Tous les plats sont faits sur place et contribuent à nourrir des générations de travailleurs et de mendiants, et quelques nantis plus intrépides. Mais il est rare d’y rencontrer des étrangers, la frousse (ou la diarrhée) les effarouchant quelque peu. En tout cas, si la place Djemaa el-Fna reste le coeur – et certains diraient le poumon (la circulation est dense et étouffante partout ailleurs) – de la médina, on tremble tout de même à l’idée qu’elle disparaisse un jour du patrimoine (elle est depuis peu un site classé de l’UNESCO), surtout quand on sait que le gouvernement local a déjà failli transformer cette place en… stationnement d’autobus dans les années 60!