Crise humanitaire à la frontière canado-américaine : Nouvelle frontière
Vie

Crise humanitaire à la frontière canado-américaine : Nouvelle frontière

Depuis l’entrée en vigueur des nouvelles lois ciblant implicitement les ressortissants de pays arabes, des centaines de Pakistanais fuient les États-Unis et tentent de gagner le Canada. Pour l’instant, ils s’accumulent dans des postes frontières débordés. Situation explosive.

Les Pakistanais ont peur, et pour cause. Ils fuient le special registration, nouvelle loi de l’immigration américaine qui exige des hommes originaires de pays à forte densité de population musulmane (1) à aller se rapporter aux bureaux de l’immigration et des services de naturalisation américaine (INS).

Le special registration est la première phase d’un programme appelé le National Security Entry-Exit Registration System (NSEER), mis en place le 6 juin 2002. Pour compléter les formalités du special registration, les agents d’immigration demandent les photographies et les empreintes digitales des nationalités visées, et un enregistrement périodique de ceux qui restent plus de 30 jours aux États-Unis est réalisé. De plus, un système de contrôle permet aux États-Unis de déporter certains immigrants.

Désobéir à cette loi peut entraîner des conséquences dramatiques: l’emprisonnement pour une durée indéterminée, la déportation au Pakistan.

Les Pakistanais paniquent
Les Pakistanais ont pris panique le 16 décembre 2002, date où ils ont été désignés par la loi du special registration pour aller se présenter aux bureaux d’immigration. En effet, des centaines d’entre eux vivent aux États-Unis avec en poche un visa de touriste périmé depuis plusieurs années. S’ils sont emprisonnés, les cautions demandées s’échelonnent de 1500 $ à un million de dollars.

"L’arrivée de demandeurs de statut d’origine pakistanaise a commencé autour du 20 décembre, explique Robert Gervais, porte-parole à Citoyenneté et Immigration Canada. En 2002, sur les 4222 demandeurs de statut de réfugiés, on trouvait 1540 Pakistanais. Entre le 1er janvier et le 12 février, sur les 737 revendicateurs de Lacolle, on comptait 543 Pakistanais."

Le bouton rouge
"Depuis le 1er janvier, 80 % des revendicateurs de Lacolle sont des Pakistanais, poursuit M. Gervais. Le 30 janvier, on les a retournés avec un rendez-vous pour leur accorder une audition plus tard: leur nombre élevé dépassait nos capacités." Si un agent d’immigration ne peut traiter le dossier sur place, la loi prévoit qu’il peut demander à la personne de revenir à une autre date pour finaliser l’examen d’admission. Afin de pouvoir gagner le territoire canadien et présenter sa demande de statut de réfugié, cet examen d’admission doit être réussi.

Burlington: l’armée d’un salut
Des dizaines de Pakistanais vivent en transit à l’Armée du Salut de Burlington. Il y règne une atmosphère explosive et un va-et-vient constant. "Je vis ici sans papiers, je travaille, je paye mes impôts et agis en bon citoyen, explique Mohammed, Pakistanais d’origine qui vit et travaille aux États-Unis depuis une bonne dizaine d’années." Mohammed n’a comme pièce d’identité qu’un visa de touriste expiré depuis son arrivée au pays. "Des millions d’immigrants illégaux travaillent ici, ont acheté des maisons, et n’ont même pas leur numéro d’assurance sociale, dit-il. Après le 11 septembre, les règles du jeu ont changé."

Il poursuit du même ton: "Dernièrement, j’ai voulu légaliser ma situation. Je suis allé voir un avocat de l’immigration et lui ai fait part de ma demande. Il m’a répondu: "Vous êtes dans une situation très fâcheuse. Spécialement vous, les Pakistanais. Il a ensuite ajouté: Cette fois, ils ont passé une nouvelle loi. Vous avez trois mois seulement pour y obéir." L’avocat m’a conseillé de retourner au Pakistan, car je n’avais pas de statut légal aux États-Unis. Il m’a informé que je risquais la déportation, n’ayant aucun droit légal d’être sur le territoire américain."

Retourner au Pakistan est hors de question pour Mohammed et sa famille, qui prétend que l’oncle de sa femme attend le couple pour les tuer, relativement à une chicane familiale jamais réglée… "Aujourd’hui, j’ai vendu tous mes biens, il ne me reste plus que ma femme, dit-il, mes trois enfants, et 6000 $ en poche. Depuis la nouvelle loi, j’ai vu de mes compatriotes se faire arrêter. Nous avons peur. Voilà pourquoi nous voulons aller au Canada. Moi qui croyais que les États-Unis étaient un pays de liberté." Sa femme et lui sont quand même très fiers: un de leurs fils a son passeport américain. "Celui-là, dit Mohammed, c’est un petit Américain. Il est né ici."

Menotté devant ses enfants
Mohammed a eu maille à partir avec les autorités américaines. "Lorsque nous avons traversé la frontière du côté américain pour nous rendre à la douane canadienne, nous avons été arrêtés. La première chose que l’agent de patrouille de la frontière américaine m’a demandée fut: "De quelle nationalité êtes-vous?" J’ai répondu: "Pakistanais", il m’a dit: "Placez-vous sur le côté." Puis, il m’a demandé mon passeport: c’était un passeport de mon pays. Il m’a dit: "Suivez-moi." Il nous a arrêtés et nous a fait attendre en compagnie d’autres immigrants.

"Nous n’avons pas pu manger de la journée. Mes enfants se plaignaient de la faim. Vers 10 h le soir, des inspecteurs sont venus me voir et m’ont dit: "Votre famille peut partir, mais nous vous gardons ici." Je leur ai répondu: "Où ma famille ira-t-elle? Nous n’avons plus rien à New York!" L’agent a répondu: "Je n’en ai cure." Le second agent m’a expliqué qu’ils pouvaient prendre l’autobus pour retourner à New York. J’ai demandé la permission de parler à ma femme, les agents d’immigration me l’ont refusée. Ils m’ont passé les menottes devant mes enfants qui pleuraient. Je leur disais: "Ne me passez pas les menottes devant mes enfants!" Ils me répondaient: "Excusez-nous, mais c’est la loi." Finalement, l’agent m’a informé que pour retrouver ma liberté, je devais payer une caution de 5000 $. Puis, ils m’ont reconduit et emprisonné au Vermont. J’y suis resté cinq jours. Finalement un ami de ma famille a payé ma caution. Aujourd’hui, le Canada représente notre unique espoir."

Au consulat pakistanais à Montréal, on suit la situation de près, avec peu de succès d’influence auprès du gouvernement des États-Unis. "Je crois que la raison pourquoi le Pakistan est aux prises avec cette loi est imputable au fait que nous partagions une frontière commune avec l’Afghanistan; soit l’endroit où les États-Unis croient qu’il y a un maximum de menace venant du réseau Al-Qaïda. Tout cela est conséquent aux événements du 11 septembre et de la nouvelle vision des choses des Américains. Ils ont peur que des membres d’Al-Qaïda aient trouvé refuge au Pakistan. C’est pourquoi ils croient que la surveillance doit être intensifiée pour que d’aucune façon des membres d’Al-Qaïda ne puissent séjourner aux États-Unis."

Le consul ajoute: "Ils se sentent très menacés depuis le 11 septembre… C’est dommage que tous les Pakistanais soient maintenant perçus comme des terroristes potentiels. Notre ambassadeur à Washington a rencontré des hauts placés d’Immigration Naturalization Services. Ils nous ont assurés que notre peuple serait bien traité, qu’il n’y aurait pas d’abus."

Pour le moment, un appel aux Nations unies ne fait pas partie de l’agenda du Pakistan. "Beaucoup de Pakistanais travaillent aux États-Unis, aussi notre position est délicate, nuance le consul. Vous savez, au Pakistan, il n’y a pas autant de possibilités qu’aux États-Unis et plusieurs de nos citoyens émigrent dans l’espoir d’améliorer leur sort. Aussi, nous cherchons à maintenir les canaux diplomatiques ouverts avec le gouvernement américain, bien que la situation nous préoccupe."

L’AILA (American Immigration Lawyer Association) dénonce
L’Association des avocats en droit de l’immigration américaine s’érige contre ce train de nouvelles mesures qu’elle juge discriminatoires.

"Notre responsabilité est de rappeler à notre pays ainsi qu’à ses citoyens qu’ils doivent préserver leurs droits: liberté de mouvement, sans discrimination ni harcèlement sur la base de la race ou de l’origine ethnique, liberté de parole et protection contre toute fouille ou saisie injustifiée. C’est en temps de crise que nos libertés sont mises à l’épreuve. Nous devons continuer de préserver et chérir ces libertés, qui font partie de notre Constitution ainsi que de notre Charte des droits et libertés (Bill of Rights). Nous condamnons de façon inéquivoque le harcèlement et les attaques faites aux musulmans innocents qui ont commencé à se produire à plusieurs endroits dans notre pays."

(1) De l’Iran, de l’Irak, du Soudan, de la Syrie, de la Libye, de l’Afghanistan, de l’Algérie, du Liban, du Maroc, de l’Oman, du Qatar, de la Somalie, de la Tunisie, des Émirats arabes, du Yémen, de la Corée du Nord, du Bahreïn et de l’Érythrée, de l’Arménie, du Pakistan et de l’Arabie saoudite.
Ne sont pas obligés de s’enregistrer: les femmes et les citoyens américains résidents permanents des États-Unis.