Ce théâtre québécois pluraliste
Le théâtre montréalais est de moins en moins blanc et homogène, questionnant aujourd’hui l’identité québécoise à partir de son pluralisme mais aussi de ses inconforts avec la diversité culturelle. On le constate dans nos pages depuis longtemps, mais voilà qu’un documentaire de Jean-Claude Coulbois, Nous autres, les autres, tire les mêmes conclusions.
L’été dernier, dans un article au sujet de la scène montréalaise dans la revue UBU Scènes d’Europe, j’écrivais que « la génération actuelle, plus métissée que les précédentes et moins complexée par l’altérité anglophone et allophone, est en train de bousculer le modèle du théâtre d’affirmation identitaire francophone et de célébration de la langue. Émerge un certain théâtre de la diversité culturelle ou de l’immigration, dans lequel l’expérience personnelle de l’immigrant sert à questionner l’identité québécoise, le rapport au territoire et aux questions déchirantes de laïcité, dans un théâtre autofictionnel intimiste qui bascule très fort vers le politique et le collectif. »
En suivant le travail de Mani Soleymanlou (Trois), d’Olivier Kemeid (Moi dans les ruines rouges du siècle) et d’Olivier Choinière (Polyglotte), le documentariste Jean-Claude Coulbois expose cette mouvance du théâtre québécois dans le film Nous autres, les autres. Il a eu le flair de sortir sa caméra au bon moment, s’immisçant dans les salles de répétition de trois spectacles se construisant simultanément et se faisant bellement écho. Des œuvres décomplexées qui s’inscrivent dans un bouillonnement social incomparable au sujet de la diversité ethnique du Québec – laquelle est source de conflits comme de renouvellement culturel. L’histoire du théâtre québécois retiendra certainement la décennie actuelle comme moment important de ce théâtre « pluraliste ». Il y aura désormais ce documentaire pour en fixer les images pour la postérité. Merci.
La narrativité du docu est toutefois très classique et son parti pris d’entrer dans les salles de répétition en mode intimiste, sans solliciter de regards extérieurs aptes à fournir des analyses plus fouillées, offre un regard un peu étroit sur la question. Avec sa petite musique mélancolique, son style très convenu et ses images carte postale de Montréal la nuit, le film de Coulbois ne transmet pas non plus l’urgence contenue dans le travail de ces artistes. Mais il a le mérite de les laisser s’exprimer, souvent éloquemment, au sujet de leur travail.
« C’est important pour moi de tenter de représenter ma société autrement qu’en dépeignant une réalité blanche et francophone », dit Olivier Choinière. « Je me suis un jour rendu compte que je contribuais moi-même à portraiturer un Québec blanc qui est de moins en moins réel. Il faut faire l’effort de remettre ça en question. »
« L’école de théâtre est le premier endroit ou se développe cette homogénéité blanche francophone », dit Mani Soleymanlou. Un enjeu pas assez abordé, que ce film permet de mettre en lumière.
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À tout cela, il faudrait ajouter, comme je le disais dans UBU, que « le théâtre montréalais s’internationalise de plus en plus, notamment quand il raconte la Palestine ou l’Afrique de l’Ouest via l’écriture, très politisée, de Philippe Ducros. Plus discrètement, le théâtre montréalais commence aussi à s’ouvrir au plurilinguisme, assumant de plus en plus fièrement sa posture de ville artistique bilingue dans laquelle ont toujours coexisté des communautés théâtrales francophones et anglophones. Ainsi entend-on résonner l’anglais et le français sur un pied d’égalité dans les spectacles documentaires d’Annabel Soutar ou dans un texte récent du comédien Emmanuel Schwartz (The weight), comme dans le travail de Catherine Bourgeois ».
Nous autres, les autres prend l’affiche ce vendredi, 13 mai.
SUR LES SCÈNES
En plus de 887 (dont nous vous parlions la semaine dernière), ou du spectacle Les Zurbains (à l’affiche jusqu’au 13 mai), nous vous invitons à surveiller cette semaine les représentations de Plyball au Théâtre La Chapelle et d’Aller-retour au Théâtre de Quat’sous. Je suis de mon côté allé voir Trainspotting et Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent. Compte-rendu.
TRAINSPOTTING
Cette production de Projet Un et du Théâtre 1ere Avenue débarque à Montréal après avoir fait grand bruit à Québec, d’abord à Premier Acte en 2013, puis à La Bordée en 2015. Or, si la mise en scène fluide de Marie-Hélène Gendreau en fait un spectacle qui bouge et qui buzze, une pièce dans laquelle on ne s’ennuie pas, les intentions réelles du spectacle ne sont pas particulièrement claires et nous ont laissées perplexe.
En clair, le spectacle ne sait pas arrimer les scènes de désespoir physique (et de relâchement scatologique) avec la débandade politique écossaise que le texte évoque pourtant puissamment au début du spectacle et que la metteure en scène semblait vouloir explorer. La traduction par Wajdi Mouawad, en québécois très assumé, aurait d’ailleurs permis, à force de parallèles entre l’écartèlement identitaire québécois et celui de l’Écosse, d’accentuer le propos politique de l’écriture d’Irvine Welsh. Mais en se positionnant dans un entre-deux assez flou, l’action se situant en Écosse mais la langue s’ancrant dans le Québec, la mise en scène ne met pas particulièrement bien en relief les questions identitaires. Ou alors elle le fait bien maladroitement. Dommage.
Finalement assez proche du film de Danny Boyle, cette version de Trainspotting met en relief la dépendance aux drogues sans vraiment renouveler le regard. Elle s’attarde aussi à l’amitié sincère unissant Mark (Lucien Ratio) et Tommy (Jean-Pierre Cloutier), dans de nombreuses scènes touchantes, qui sonnent juste. Les acteurs, énergiques et investis, ne jouent pas toujours au diapason, ne dosant pas avec la même intensité les excès de leurs personnages. Dans le mélange de fragilité et d’intensité qui les caractérise tous, il faut reconnaître que c’est Jean-Pierre Cloutier qui joue sur la note la plus juste.
Jusqu’au 14 mai au Théâtre Prospero.
POÉSIE, SANDWICHS ET AUTRES SOIRS QUI PENCHENT
C’est la dixième année consécutive que ce spectacle désormais mythique est présenté à la 5e salle de la Place des Arts. Et la dernière, assure son concepteur Loui Mauffette, épuisé de mener le bal de cette affaire plutôt complexe avec sa distribution de 30 acteurs et d’artistes invités. Je n’avais pas revu le spectacle depuis 4 ans et m’y suis recollé avec beaucoup de plaisir, constatant l’ajout de nombreux textes et découvrant de nouveaux acteurs dans un contexte festif et ludique. Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent est un banquet de mots et de sens, une grande fête qui décoince la poésie en la faisant vibrer dans les cordes vocales mais aussi dans les corps. Les mots des poètes y sont sensuels, indignés, mélancoliques ou sereins : le spectacle les lance dans toute leur force et les offre à la ronde en les départageant à plusieurs voix et sur plusieurs tons.
L’expérience varie un peu de soir en soir, mais hier, on a particulièrement vibré aux mots de Simon Lacroix, dont le poème Ta bouche était incarné très physiquement par Marion Barot et Gabriel Lemire (un petit nouveau tout juste sorti du Conservatoire). Moment de grâce aussi quand Sébastien Ricard a pris la guitare pour chanter Le répondeur, du regretté Dédé Fortin. Les mots de Jim Morrisson, énoncés au milieu d’affriolantes caresses collectives, offrent encore l’un des meilleurs moments du spectacle. Le bateau ivre, de Rimbaud, incarné par un Francis Ducharme envoûtant, ça ne se refuse pas non plus. Comme d’ailleurs Montréal brûle-t-elle?, d’Hélène Monette, un texte lancé poing fermé par Anne-Marie Cadieux. Un vrai plaisir du printemps.