Ils voulaient faire la révolution. Littéralement. Ils voulaient transformer la société québécoise, la libérer de tellement d’emprises. Celles du colonialisme et du capitalisme en tête. Mais également celles des conventions musicales. Rien que ça. Et ils ont réussi, à plusieurs égards. En tout cas, c’est la conclusion à laquelle j’arrive, en considérant l’impact culturel qu’on continue de mesurer avec la parution ce printemps d’enregistrements inédits, d’un bouquin et avec un retour sur scène prévu en juin pour le Quatuor de jazz libre du Québec.
Le Jazz libre était là à une époque volcanique pour la musique québécoise. Fin sixties, c’était eux les musiciens de L’Osstidcho et c’était eux aussi qui figuraient sur l’album Robert Charlebois/Louise Forestier. Ils étaient aussi de la masse de L’Infonie qui a incurvé l’espace-temps musical du Québec avec des contorsions contemporaines au début des années 1970.
Résurrection
Pourquoi affirme-je que le Quatuor de jazz libre du Québec a réussi son projet musicopolitique d’action-musique? Notamment parce qu’il a percé dans les strates populaires via Charlebois, et ce, malgré l’adoption d’une démarche délibérément anticommerciale. Mais surtout parce que, depuis quelques années, on commence à comprendre avec sérieux et rigueur l’ampleur de l’onde de choc du QJLQ, alors que son œuvre est revisitée, réimprimée, rééditée, analysée.
Dès sa première année d’existence, en 1967, le quatuor lance un disque, réédité sur vinyle en 2018 par l’étiquette montréalaise Return to Analog. Ça demeure le seul album officiel de Guy Thouin (batterie), Maurice Richard (basse), Jean Préfontaine (saxophone) et Yves Charbonneau (trompette). Ils étaient alors accompagnés de Pierre Nadeau au piano.
Le 15 mai prochain, on pourra découvrir l’ouvrage le plus complet à ce jour sur le QJLQ avec la parution de JAZZ LIBRE et la révolution québécoise: Musique-action, 1967-1975, écrit par Eric Fillion. Ce dernier a aussi fait graver sur vinyle, en 2011, un enregistrement inédit du Jazz libre tiré des archives de Radio-Canada. Il avait lancé ça par les disques Tenzier.
Fillion a aussi collaboré à la recherche entourant la préparation d’un coffret de trois disques lancé par Tour de bras, une maison de disques de Rimouski, au printemps 2019. Cent neuf bandes audio, c’est la quantité d’archives que l’équipe de Tour de bras, menée par Éric Normand, a consultée pour en extraire les prestations les plus significatives de ce catalogue enregistré du QJLQ.
Pinacle de cette période de revivance, le 19 juin prochain, Guy Thouin fera revivre le Jazz libre le temps d’une performance au festival Suoni Per Il Popolo.
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Libre en tabarnac!
Capter la puissance créatrice brute d’un projet dont la teneur musicale est aussi riche et profonde qu’élusive parce qu’insaisissable, spontanée, inimitable, c’est une tâche presque utopique. Mais on y arrive chez Tour de bras. C’est pas moins de trois disques que ça prend pour le faire.
Ce que ça prend aussi, c’est du temps. Du temps pour écouter ce corpus. De l’espace aussi. De l’espace mental pour se laisser happer en toute brutalité politicoartistique par une musique qui veut tout sauf nous conforter dans nos valeurs. C’est le son de la révolution. Shrug.
Et ça ne prend pas la tête à Gilles Vigneault pour comprendre que leur projet de société était d’une subversion totale. Yves Charbonneau déclare même qu’«avant d’être musicien, je suis révolutionnaire. Au lieu d’avoir une mitraillette, j’ai une trompette. Aux autres, je prêche la liberté en disant: jouez libre, vous aussi».
Free jazz en trois temps
En 1970, pour vivre selon leurs règles, ils font comme plusieurs autres hippies et fondent une commune dans un village des Cantons-de-l’Est. La ferme sur laquelle ils établissent le «Petit Québec libre» (c’est le nom qu’ils donnent à la commune) avait servi de planque à des membres du FLQ quelques années auparavant. Inutile de dire que les autorités ont un œil rivé sur leurs activités.
D’ailleurs, les forces de l’ordre sont arrivées à faire déguerpir les pas propres. Selon les infos recueillies par Eric Fillion, ce serait des agents «agitateurs» de la GRC qui auraient mis le feu à la grange où les concerts se déroulaient, en 1972. Tour de bras nous offre des extraits de spectacles enregistrés dans cette feue commune.
Pour faire essaimer ses idées révolutionnaires, le quatuor trouve le moyen d’obtenir du financement par l’entremise du Programme des initiatives locales (PIL) du gouvernement pour partir en tournée d’animation sociale. Grâce au fonds, de février à novembre ’72, ils donnent des ateliers d’improvisation musicale qu’ils appellent «concerts-forums» dans des secteurs «culturellement défavorisés», genre l’est de Montréal. Genre «les régions». Y a des enregistrements de ça aussi dans le coffret de Tour de bras.
Puis, en ’73, ils retournent en zone urbaine, dans une salle de spectacle qu’ils nomment L’Amorce. Ils y donnent plusieurs concerts avant qu’elle ne passe au feu, à l’instar de la grange de la commune du Petit Québec libre. C’était en 1974. Précisons qu’à défaut de pouvoir donner la cause exacte de l’incendie, en raison d’une rapide fermeture du dossier par la police, on ne peut qu’affirmer que L’Amorce a brûlé dans des circonstances suspectes. Le QJLQ se dissout par la suite. Par chance, Tour de bras a retrouvé des enregistrements captés à L’Amorce, qui se retrouvent aussi sur son coffret.
Jazz libre pour tous?
Là où le QJLQ a échoué, c’est dans sa tentative de rejoindre le commun des mortels. La teneur hautement artistique et foncièrement déconstruite de sa création en fait une bête difficile à dompter, voire impossible à considérer pour le Jean-Tremblay-de-tous-les-jours. Certains musiciens le regrettent, d’autres désiraient provoquer des réactions épidermiques et de répulsion.
«Moi, je trouve ça ben bon de faire crisser du monde dehors, qui câlissent leur camp parce qu’ils n’en peuvent plus. Quand on fait des textures pis des affaires de musiques contemporaines, ils disent: “C’est dont ben formidable! Vous communiquez!” […] Là, crisse d’ostie, tu te demandes, comme musicien, à quel public tu t’adresses, pourquoi tu joues de même. C’est important!», affirmait Yves Charbonneau, dans le documentaire Ce soir on improvise: nouvelle musique au Québec, en 1974.
Chez les plus téméraires, ouverts d’esprit, érudits, de même que chez les plus weedés, l’expérience du Jazz libre peut prendre des allures charmantes, comme l’explique Préfontaine: «Certains auditeurs, particulièrement anxieux, ont peine à supporter certaines séquences où s’exprime[nt] la révolte et l’angoisse de vivre parce que justement ils trouvent ces parties trop angoissantes pour être supportables. Mais la majorité des gens qui nous ont écoutés […] manifestent un enthousiasme sans borne devant cette musique libre. Ils se sentent libérés. Ils participent à la communion qui règne entre les musiciens et qui se répand bientôt dans tout l’auditoire. Et tous se sentent transportés par le grand vent de liberté qui souffle présentement sur le Québec.»
Au demeurant, la créativité du quatuor illustre admirablement bien l’époque, le foisonnement, le chaos dans lequel la génération hippie plonge le Québec avant qu’en réémerge un certain ordre, une certaine identité et une liberté affamée dont les limites sont testées de nos jours par différents projets législatifs et politiques.
Le Jazz libre, c’était peut-être la branche la plus culturellement radicale et violente du mouvement contre-culturel d’indépendance du Québec. Son existence était vitale, féroce, nécessaire. C’était une action directe menée à même des lieux de diffusion où, habituellement, l’on se conforte et l’on se divertit.
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