On peut reprocher bien des choses au rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Comme nombre de commentateurs, moi aussi je me suis désolé de voir le gros mot «génocide» lâché, sans même être nuancé d’un «culturel», en me disant que ça allait faire ombrage à tout le reste.
Et moi aussi, je me suis demandé ce que foutaient dans ce rapport les très nombreuses allusions à la discrimination envers les personnes 2ELGBTQQIA (non, ce n’est pas mon chat qui a marché sur mon clavier, c’est la dernière mouture de l’appellation multi-inclusive de tous ceux qui ne sont pas du sexe-«assigné»-à-la-naissance ni hétéros).
Tout ça donne l’impression d’un salmigondis victimaire concocté par des commissaires qui seraient tombés dans la marmite d’une certaine idéologie à la mode, et à laquelle une grande partie de la population est allergique. Avec pour effet qu’on a moins envie de dire «Bravo, bien envoyé, réglons ces injustices au plus vite!», et plus envie de dire «Kessesseça?» (et non, ce n’est pas de l’abénakis).
Sauf qu’une fois qu’on a dit tout ça, ce serait trop bête de s’arrêter là. C’est trop facile de souligner que les maladresses de ce rapport risquent d’occulter l’essentiel, sur le ton de celui qui se désole qu’une cause valable ait été mal défendue, et ne pas essayer de dépasser lesdites maladresses pour aller à l’essentiel lui-même.
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Parce que la situation des Autochtones dans ce pays exige depuis longtemps qu’on réaménage le régime pour qu’ils y trouvent enfin leur place. Il n’est pas inutile ici de rappeler que les problèmes de santé publique de ces Premières Nations, présentes sur le territoire de l’Amérique du Nord avant la colonisation européenne, se retrouvent, grosso modo, dans tous les autres pays où on en trouve, des aborigènes d’Australie à ceux des Andes et de l’Amazonie. Ça illustre bien à quel point l’exercice de cette cohabitation d’identités est problématique.
Mais il serait irresponsable d’y voir une inévitable fatalité de l’Histoire sans rien faire pour renverser la tendance. La tâche est certes difficile, notamment parce que ces populations sont très minoritaires et qu’il n’y a donc pas de gains électoraux à faire de ce côté.
Mais je crois que laisser leur situation se dégrader, laisser les crimes contre les femmes autochtones impunis, laisser la détresse psychologique faire des ravages dans leurs communautés, ça finit par lézarder la légitimité du pays en entier, en plus de donner une bien piètre image de la démocratie. Qui sommes-nous pour exiger plus de démocratie dans d’autres pays du monde quand de telles injustices perdurent chez nous?
Et puis, on a beau trouver que la notion d’appropriation culturelle est souvent utilisée à tort et à travers et que sa valeur d’anathème absolu risque de figer toutes les cultures dans des silos folkloriques, je peux comprendre le sentiment de frustration que le phénomène peut provoquer. Je le comprends chaque fois que je vois la poutine identifiée comme un mets canadien, avec drapeau du Canada sur l’affiche, et aucune mention du Québec et aucune fleur de lys nulle part.
Or il n’y a qu’à visiter une boutique de souvenirs pour touristes dans le Vieux-Montréal pour le constater: l’image du Canada tient en grande partie à l’iconographie des Premières Nations, des totems de la côte du Pacifique aux sculptures des Inuits en passant par tous les canots d’écorce et raquettes en babiche. Oui, il y a quelque chose de violent à voir une société se complaire sans vergogne dans l’utilisation de ces symboles et se soucier si peu de ceux qui les ont créés.
Au Québec, on dénonce le mépris dans le reste du Canada de la notion des «deux peuples fondateurs» qui nous semble essentielle pour rester dans le Canada «dans l’honneur et l’enthousiasme». Et on a raison, mais l’indignation est incomplète. Il y a bien plus que deux peuples fondateurs. Les peuples autochtones aussi ont contribué à fonder ce pays, même si ce fut le plus souvent de façon involontaire. Les colons européens n’auraient même pas survécu à leur premier hiver en Amérique du Nord si ce n’avait été de l’aide des Premières Nations. Il me semble que ça mérite une reconnaissance historique.
Ça devrait même être ça la vraie définition de «multiculturel», au fond. Il a beau y avoir plus de gens de culture chinoise au Canada que de Micmacs, le pays ne doit aucune reconnaissance officielle à la langue chinoise, parce que les Chinois du Canada sont arrivés dans un pays déjà «fondé». Sans nier l’apport de tous ces immigrants, il faut voir la distinction. Un Algérien a son foyer culturel en Algérie. Le Vietnamien au Vietnam.
Mais le Québécois, dès qu’il n’a plus été Français pour devenir «Canadien» puis «Canadien français», a son foyer culturel ici même. Le «Canadian» aussi (même s’il a muté bien plus tard). Et c’est la même chose, et depuis encore plus longtemps, pour toutes ces Nations qu’on dit justement «Premières» pour cette raison.
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Mais au-delà de tous ces fondements symboliques, revenons au concret de ce rapport. Il y a de nombreuses recommandations qui tiennent du gros bon sens. La présence d’agent(e)s autochtones dans toutes les patrouilles policières sur leurs territoires est l’exemple qui vient tout de suite à l’esprit.
Mais on suggère aussi de reconnaître officiellement les langues autochtones, et je crois qu’on sous-estime l’effet bénéfique que pourrait avoir cette mesure. Ces langues officielles, mine de rien, ça donnerait des jobs. Ça va prendre du monde pour écrire des textes officiels en innu, en cri, en mohawk, en inuktitut, pour enseigner ces langues, pour produire du matériel pédagogique. C’est sans doute mieux que rien de recevoir de l’argent du gouvernement en forme de «réparation pour dommages causés». Mais ce serait autrement plus inspirant que ce soit comme salaire pour contribuer à l’essor de ces langues qui représentent de précieux héritages culturels. Tu passes de victime permanente à jardinier culturel.
Mais il y a une autre mesure dont, je crois, on sous-estime les potentiels effets bénéfiques: celle de permettre aux Premières Nations de se représenter elles-mêmes. Dans des compétitions sportives nationales et internationales, à l’UNESCO, partout où c’est possible, on devrait permettre aux Premières Nations, regroupées comme elles le décideront elles-mêmes, de s’afficher pour ce qu’elles sont, et non de devoir se fondre dans un grand tout canadien ou la province où elles se trouvent.
Comme l’Écosse par rapport au Royaume-Uni à la Coupe du monde.
Et comme le Québec et la francophonie canadienne. Dans cette quête de reconnaissance, il ne faudrait pas l’oublier, nous sommes du même côté.