Roulette russe

Petite vie, grosse misère

En payant mes trucs, le caissier commence à me raconter à quel point son dépanneur a de la misère à engager du monde.

«On leur offre 15$ de l’heure en partant, 5 semaines de vacances, une assurance médicaments et une assurance dentaire et les jeunes disent non quand même», lance-t-il, découragé par ce qui ressemble, selon lui, à un refus de travailler.

Sur le coup, j’ai été à la fois surpris et pas surpris. Je sais que les gens refusent de plus en plus les emplois au salaire minimum. Je sais que ce genre d’emploi est de plus en plus boudé, comme le travail sur les terres agricoles ou dans les manufactures. En même temps, les conditions, ici, ne sont pas minimales non plus – j’en connais qui aimeraient ça les avoir. Alors, qu’est-ce qui cloche?

Comme c’est un dépanneur 24 heures, je me dis que le défi, avec ces conditions, est peut-être de trouver des gens qui veulent et peuvent travailler de nuit. Quand tu es monoparental.e, aux études ou que tu jongles avec un autre emploi, le travail de nuit n’est pas évident à intégrer.

Un autre dépanneur 24 heures du quartier a d’ailleurs cessé d’être 24 heures.

C’est rendu banal, dans un dépanneur, un café ou un restaurant, de voir à l’entrée un bout de papier affichant «personnel recherché».

Il y a presque un an, Simons a augmenté son salaire minimum à 16$ de l’heure. On imagine bien que c’est une manière, pour l’entreprise, de continuer à recruter des employé.es – et de les garder.

Ce printemps, une autre entreprise de vente au détail, Costco, a augmenté le salaire des emballeurs et emballeuses de 13$ à 15$ de l’heure. Leur échelle salariale maximale est passée, du coup, de 24,70$ à 26,35$. Pour les caissiers et caissières, l’échelon maximal est maintenant à 28,25$, soit 51 000$ par année si la personne travaille à plein temps. Costco dit n’avoir aucun problème de recrutement.

On répète partout qu’il y a une pénurie de main-d’œuvre, en particulier à Québec. On accuse les jeunes de ne pas vouloir travailler. On accuse les personnes sur l’aide sociale de ne pas vouloir travailler. Le problème semble toujours être les travailleurs et les travailleuses, rarement les employeurs ou les emplois en soi.

Pourtant, il y a des milieux où la pénurie n’existe pas. Étrangement, ou non, la pénurie touche souvent des emplois mal rémunérés. Ou dévalorisés. Ou difficiles. Bref, ça touche souvent des mauvais emplois. Pas seulement, mais la bonne majorité.

Occuper un emploi sous les 15$ de l’heure, en 2019, c’est ni plus ni moins être pauvre. On vante l’idée que travailler est la façon de sortir de la pauvreté, mais la vérité est que travailler au salaire minimum, qui est en ce moment à 12,50$ – 22 750$ par année si la personne fait 35 heures par semaine –, ne permet pas de sortir de la pauvreté.

Selon Statistique Canada et sa Mesure du panier de consommation (MPC), pour subvenir à ses besoins de base sans nuire à sa santé, il faut, au Québec, gagner environ 18 000$. J’insiste, ce revenu n’est pas une sortie de pauvreté, mais bien un revenu qui permet de se payer le nécessaire pour ne pas nuire à sa santé. Une sortie de pauvreté ressemblerait plus aux calculs sur le revenu viable de l’IRIS qui tourne autour de 26 000$ – ce qui nous amène pas loin du 15$ de l’heure, comme par hasard.

Certaines personnes diront qu’elles s’en sortent bien tout en ayant un revenu bien plus bas que le 26 000$. Ça se peut, en effet. Je l’ai fait plusieurs années. Simplicité volontaire ou involontaire, quand on est pauvre, on se développe des trucs, on tasse des options, on s’adapte. On pense que c’est normal de gratter chaque sou, mais ça ne l’est pas. À l’inverse, les gens riches pensent aussi que leur facilité est normale.

Bref, la personne au salaire minimum peut assurer sa survie, mais n’est pas pour autant sortie de la pauvreté. Encore moins si elle a une famille à faire vivre, parce que les chiffres que je viens de donner étaient pour une personne vivant seule.

On a souvent cette image que la personne au salaire minimum est aux études, est jeune, travaille à temps partiel, bref, que ce n’est pas un vrai boulot, que c’est transitoire. Selon le Collectif pour un Québec sans pauvreté, 40% des personnes au salaire minimum travaillent à plein temps, 63% ne sont pas aux études, les deux tiers ont plus de 20 ans, et le quart sont la seule source du revenu familial. Ouch.

D’ailleurs, les banques alimentaires aident de plus en plus, chaque année, des travailleurs et des travailleuses. Pas surprenant, alors, que les emplois sous les 15$ de l’heure, comme c’est le cas pour la majorité des emplois qui sont «en pénurie», soient boudés. Il faut déjà être en mode survie pour accepter un emploi qui te maintient en mode survie. La plupart des gens n’ont pas envie d’être pauvres. La pauvreté est rarement un choix volontaire.

Mais le salaire n’est pas tout. Non seulement ces salaires ne brisent pas le stress financier, mais en plus, ces emplois sont rarement valorisés. On fait comme si ces emplois ne demandaient aucun talent particulier, comme si ces emplois n’étaient pas rushants, comme si n’importe qui pouvait les faire. En plus d’en arracher financièrement, tu es dévalorisé.e par la société. Parfois par tes proches. Et des gens se demandent pourquoi ces emplois sont boudés? Vraiment?

En plus, notre société passe son temps à nous dire de tout faire pour atteindre le sommet, de vivre nos rêves, de nous épanouir, de ne pas nous laisser assommer par le travail, d’être riches, de vivre pleinement et de nous acheter une voiture de l’année. Et ce, maintenant. Pas demain. Faut-il s’étonner que les emplois qui ne permettent rien de tout ça soient boudés?

Cela dit, si je comprends les gens de bouder les emplois mal rémunérés, dévalorisés et, souvent, en plus, rushants, je crois qu’il serait facile de dire que les employeurs sont juste cheaps. Certes, dans le lot, il y en a qui sont clairement radins, préférant maximiser leurs profits au détriment de leurs équipes – c’est vraiment indécent quand une direction générale fait plusieurs dizaines de fois le revenu de son plus bas salarié.

Sauf que certains organismes ou entreprises aimeraient ça mieux rémunérer leurs employé.e.s, mais ils sont, eux aussi, précaires. Je pense entre autres aux fermes, aux organismes communautaires ou aux petites entreprises culturelles. Ceux-ci sont coincés en bas de l’échelle économique. Quand on veut toujours payer le moins cher possible notre tomate, ça retombe pas mal sur les épaules du producteur de tomates.

Loin de s’autoréguler, le néolibéralisme s’autoécartèle.

Quand c’est rendu que des milliardaires aux États-Unis considèrent la lutte aux inégalités comme une urgence nationale, que le gouvernement doit arrêter de diminuer leur charge fiscale, voire l’augmenter, c’est un signe que le système est rendu pas mal tordu.

La pénurie de main-d’œuvre n’est pas un problème générationnel, c’est un problème de société.