Théologie Médiatique

Voir un Justin pleurer

Il y a quelques années, je discutais avec Florent Vollant, à l’occasion de la sortie de son album Puamuna. Il me parlait de son enfance au Labrador, de ses parents, du lieu qu’ils habitaient et qu’ils ont été forcés de quitter, du moment où on est venu le chercher pour le mettre au pensionnat, comme les autres Innus de sa communauté. Le type m’impressionnait par son calme et sa sérénité. Coudonc, t’as pas envie de casser des gueules, de mettre le feu à quelque chose, de poser des bombes? Pantoute. Chaque fois que je réécoute son disque, ça me revient, son calme et sa voix feutrée. Et mon étonnement aussi. C’est que Florent Vollant aura 60 ans au mois d’août. Si je l’avais connu à 21 ans, il en aurait eu 35. C’est mon contemporain. Nous sommes de la même génération. Son histoire, c’est, au fond, celle de mon époque. Ce n’était pas une affaire de passé lointain, perdu dans la nuit des temps, qu’on se raconte pour se souvenir.

Il en va de même pour les histoires des femmes autochtones disparues et assassinées. D’une certaine manière, le rapport de la commission d’enquête vient de poser une bombe: le mot génocide.

Cette notion a ici une fonction bien simple. Celle de classer, dans l’histoire et les mécaniques juridiques internationaux, le sort réservé aux Premières Nations du Canada dans la filière des crimes contre l’humanité, dans le même tiroir que l’Holocauste, le génocide arménien de 1915, le génocide rwandais de 1994, l’Holodomor ukrainien et le nettoyage ethnique en Bosnie de 1992 à 1995. L’introduction du rapport ne laisse aucun doute à ce sujet. Des experts en ces matières pourront se pencher sur la question.

Est-ce le bon mot? On nous dit qu’il y avait pourtant, déjà, à notre disposition, l’idée d’un «génocide culturel», qui était mise de l’avant dans le rapport de la Commission de vérité et réconciliation. Cette appellation serait plus juste, moins exagérée.

Comprenons la subtilité. On aurait voulu éradiquer les cultures autochtones, mais pas les Autochtones eux-mêmes. Il s’agissait de les sortir de leur état sauvage, primitif. La Loi sur les Indiens s’appelait, d’ailleurs, à l’origine, la Loi sur les sauvages, et afin qu’ils gagnent des droits, on leur proposait de s’émanciper, soit de renoncer à leur autochtonitude, si je peux le dire ainsi. Émancipation, c’était le mot. Bref, en somme, peut-on comprendre, ceux qui allaient fonder le Canada ne voulaient pas éliminer des ethnies, mais plutôt les civiliser.

Le mot «culturel», que nous avons utilisé pour qualifier un génocide, peut donc ainsi sembler plus doux. Il faut pourtant le prendre au sens large. Ce n’est pas de l’art de coudre des mocassins, de jouer du tam-tam ou de tisser des raquettes qu’il est question. C’est des civilisations qu’il fallait tout bonnement anéantir, de l’organisation politique aux liens familiaux en passant par la spiritualité, l’éducation, l’histoire, les langues, les frontières territoriales, les connaissances, le savoir, les arts, bref, tout ce qui fait que des peuples sont normalement constitués comme société et comme nations. La notion de génocide culturel, qui semble plus soft que celle de génocide tout court, ne dit rien de plus, et rien de moins surtout. En tuant des cultures, on tuait, de facto, des peuples et des nationalités.

D’accord, faisons le débat sur le mot. Ce sera une discussion d’experts. Mais on peut quand même voir la situation lamentable qui se présente désormais à nos yeux et que quiconque peut constater, de commission d’enquête en commission d’enquête, de rapport en rapport et de recommandation en recommandation. L’état de la question ne laisse aucun doute: nos pères fondateurs, en constituant ce qu’on appelle désormais le Canada, ont considérablement fucké le chien et déchiré de bord en bord le tissu social de ces Premières Nations. Après ça, mettez le mot que vous voulez.

Les disparitions et assassinats de femmes autochtones, des crimes traités avec désinvolture et désintérêt par les corps policiers, c’est une ramification de plus de l’arbre enraciné dans la déconsidération historique de ces peuples. Une déconsidération qui est intrinsèquement liée à la constitution du Canada comme État tel qu’on le connaît aujourd’hui.

C’est ce qui est particulièrement agaçant lorsqu’on voit, d’une part, Justin Trudeau pleurer, une fois de plus, la voix lourde et le ton solennel, en affirmant notre honte collective et nos regrets historiques alors que, d’autre part, il ne cesse de défendre le Canada comme un État constitutionnellement parachevé, terminé, au sein duquel les notions de nations et de cultures distinctes seraient juridiquement et politiquement indiscutables. Le malaise est énorme, d’un côté, on pleure gravement et solennellement, de l’autre, on célèbre avec parades et cris de joie la fondation de ce magnifique pays des droits et libertés. Comment ne pas sourciller? Par un curieux revers de l’histoire, le Canada, qui ne cesse de réaffirmer le credo du multiculturalisme comme une finalité, porte dans son ADN, dans son commencement même, la négation pure et simple des particularités nationales.

C’est dans cet esprit de négation que Justin Trudeau porte le turban comme il fume le calumet, essaie des costumes traditionnels indiens comme il parle français, de manière approximative, sans en comprendre la signification profonde. Ici, un poncho, là, un tomahawk, là encore, un samosa, des sandales, un kimono ou un baklava. Tout lui est égal, indifférencié, sans réelle valeur. Il perpétue, dans les faits, l’héritage des fondateurs de ce pays qui n’en est pas un avec un magistral revers de baguette magique: mais comment aurions-nous pu forcer à l’assimilation de cultures et de traditions distinctes alors que nous n’en avons aucune?

Tôt ou tard, le Canada devra affronter ses contradictions. Il ne s’agit plus de pleurer au gré des mauvaises nouvelles et d’appliquer tel ou tel remède. Il y avait, ici, des cultures, des traditions, des héritages que l’idéal canadien, dans sa constitution même, n’a pas su prendre en compte. Cette enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, peu importe les querelles de vocabulaire, met en lumière, une fois de plus, les vices inhérents à ce pays qui se refuse à considérer avec sérieux les particularités nationales dont il est pourtant le gardien. Aujourd’hui, les effets de ce refus apparaissent au grand jour, car, au Canada, les Premières Nations sont, dans la loi comme dans les faits, les dernières.