Théologie Médiatique

Discours pour ma remise du prix Autruche du Mouvement Québec Français

Cette semaine, j’ai appris que j’étais en nomination pour le prix Autruche du Mouvement Québec français, prix qui est remis à une personnalité qui fait preuve d’aveuglement volontaire en ce qui concerne l’état de la langue française au Québec.

Je le dis sans me moquer: j’étais très heureux. Recevoir un tel prix, ce serait pour moi une sorte d’accomplissement. J’ai donc demandé à mes contacts de voter pour moi. Avec un certain succès, car je suis maintenant premier dans la course.

J’ai donc commencé à rédiger mon discours. En guise de chronique, cette semaine, je vous présente mon premier jet.

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Chers amis et concitoyens du Mouvement Québec français,

D’abord, il me faut remercier chaleureusement les membres de votre mouvement. Plus particulièrement votre président et porte-parole, monsieur Mario Beaulieu. Ces remerciements sont sincères et ne sont teintés d’aucune malice. J’ai accompli bien peu de choses dans ma vie. Enfin, rien qui puisse faire résonner les trompettes de la Renommée. Du coup, on ne m’a jamais remis de prix. Je n’ai jamais été nommé personnalité de l’année pour quoi que ce soit. Je le dis sans états d’âme: je ne possède aucun trophée ni aucune médaille.

J’ai suivi jusqu’à maintenant le chemin de ceux et celles qu’on appelle monsieur et madame Tout-le-Monde. Depuis quelques années, j’ai la chance, voire le privilège, d’avoir une tribune dans les médias. Notamment, depuis 2010, à l’hebdomadaire Voir. C’est effectivement un privilège de pouvoir écrire et être lu. Il y a trop de gens qui ne savent pas écrire. Plus de gens encore qui savent mieux écrire que moi et qui ne sont pas lus. Trop de gens qui ne savent pas lire et qui ne savent rien de tout cela. J’ai la chance, pour ma part, de savoir lire et écrire et j’essaie de bien le faire. Mon parcours est jonché d’obstacles, le premier étant ma propre maladresse. Je dois travailler fort pour faire vivre cette langue qui est, en quelque sorte, mon outil de travail, ma matière première, que je partage avec mes concitoyens.

Par chance, je ne suis pas seul. Car mon travail consiste plutôt à faire parler qu’à parler moi-même, ou de moi-même. C’est ainsi que, tous les jours, je prends le métro pour me rendre au bureau. Tous les jours, à toutes les heures, je suis motivé par un seul objectif: faire vivre un média indépendant culturel et francophone. Il s’agit d’un journal hebdomadaire et d’un site Internet. C’est une tâche assez difficile. Vous le savez, je travaille pour un média culturel gratuit. Nous n’y traitons pas de gens très riches qui peuvent payer des pages entières de publicité. Nous n’appartenons pas à de riches milliardaires. Nous tentons, autant que faire se peut, de donner une voix à nos artistes, à ceux qui font vivre la culture québécoise et, en même temps, de donner du travail à des journalistes, des chroniqueurs, des photographes et, depuis peu, à des gens qui œuvrent en télévision. Je suis assez fier, d’ailleurs, de faire partie d’une équipe qui produit une des dernières émissions culturelles encore à l’antenne. Plus fier encore de la voir diffusée à Télé-Québec et de participer ainsi à une programmation qui, d’une certaine manière, nous appartient en propre, comme citoyens québécois.

Tout cela est un peu invisible comme travail. Certes, il permet d’écrire et d’être un peu connu. En tout cas, assez pour que vous ayez remarqué mes écrits. Mais je passe la vaste majorité de mon temps à faire des choses que personne ne voit, notamment à imaginer des solutions pour garder tout ce beau monde en vie, mes collègues qui travaillent avec moi et mes concitoyens créateurs – qui sont aussi des collègues.

C’est un peu pour cette raison que, vers la fin de l’automne dernier, j’ai pris position contre le modèle d’affaires du Huffington Post, antenne médiatique Web d’AOL (America Online), qui annonçait l’arrivée d’une édition québécoise. Ce n’est pas par hasard que je vous parle de cet épisode récent de ma vie professionnelle. En effet, c’est une des choses dont je suis assez fier. J’ai cru important – et je le crois toujours – de m’opposer à une transnationale qui se proposait de venir pomper ici le talent de mes collègues et concitoyens, sans payer aucune redevance. Comme vous le savez peut-être, le Huffington Post ne paye pas ses blogueurs.

Moi, vous le comprendrez, je ne connais rien au gaz naturel, rien à l’industrie pétrolière et ce genre de choses. Comme vous, je suis indigné devant les colosses du big business qui débarquent ici pour nous déposséder, mais je n’ai pas le vocabulaire, pas le temps, l’expertise ni même le talent pour comprendre ce dont il est question et en rendre compte. Au mieux, ce que je peux faire pour aider ceux qui prennent part à ces luttes, c’est de faire acte de présence ou de leur donner la parole. Moi, ce que je connais le mieux, ce sont la culture et les médias – ou simplement la culture, en fait, puisque les médias en font partie.

Le talent de mes concitoyens, ce qu’ils ont à dire, à raconter, ce qu’ils peuvent créer, c’est un peu le territoire que j’ai envie de défendre. C’est ce que je connais le mieux. Je travaille avec des gens amoureux de musique, de cinéma, de théâtre, de littérature. J’inclus volontiers dans cette liste les opinions, les prises de position, les chroniques, les essais. C’est mon terrain de jeu.

Je vous raconte tout ça car j’ai l’impression que vous avez voulu souligner le travail que j’ai pu accomplir au cours de la dernière année. Enfin, je me fie à ma seule compréhension puisque je n’ai trouvé nulle part vos règles de sélection. Si je suis dans l’erreur, vous me corrigerez. Quoi qu’il en soit, au cours de la dernière année, ce que je crois avoir accompli, c’est de donner une tribune à de jeunes écrivains, des gens de talent, des gens qui réfléchissent, des gens qui ont envie de prendre la parole. Tout en maintenant en vie un média qui permet de mettre en valeur notre culture – et je dis «notre» car je suis convaincu qu’il s’agit d’un bien commun et d’un trésor collectif. J’ai mis en ligne, avec une poignée de valeureux collègues, quelques dizaines de blogues rédigés par des citoyens, pas nécessairement d’accord entre eux, mais tous motivés à participer au débat public. Et ils le font de belle manière. En rien je ne mérite d’être félicité pour leur talent, mais je peux vous dire que quand je suis occupé à les lire et à diffuser ce qu’ils écrivent, je ressens une certaine fierté. Une fierté toute personnelle, oui, mais aussi une fierté d’être parmi eux et d’avoir mis l’énergie nécessaire pour mettre sur pied ce qui est devenu leur tribune.

Et c’est de ça que je voulais vous parler, au fond, en vous remerciant, vous du Mouvement Québec français. Car si j’ai bien compris, vous avez voulu souligner, en me remettant ce prix qui est en fait une boutade, mon aveuglement volontaire par rapport à tout ce qui menace la langue française au Québec. Vous avez sans doute voulu me reprocher d’avoir pris certaines positions, notamment en dénonçant votre zèle pour dénicher, armés d’un ruban à mesurer, les commerces qui ne respectent pas la loi 101. Vous n’avez sans doute pas aimé, non plus, que je vous dénonce lorsque vous vous êtes opposés à ce que des artistes québécois anglophones prennent part à la Fête nationale, pour célébrer ce que «nous» sommes.

Je vais pourtant persister et signer, tout en vous remerciant de me fournir l’occasion de le redire. Le territoire dont je vous parlais plus tôt, ce bout de terrain culturel que je défends comme étant le mien depuis plusieurs années, depuis que j’existe en fait, je crois effectivement qu’il est habité de bon droit, aussi, par des concitoyens anglophones. Je crois que ce qu’ils font, ce qu’ils créent, ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent, dans leur langue, fait partie du sol sur lequel nous bâtissons une maison que nous souhaitons habiter ensemble. Je ne perçois pas cela comme une menace ou un envahissement. Je le ressens, en toute honnêteté, comme du voisinage, voire une vie de famille.

En me remettant le prix Autruche, je sais ce que vous souhaitez me répondre. Vous voulez me dire que je me mets la tête dans le sable. Très sincèrement, je ne le crois pas. Au contraire. Ces gens, je les vois, je les côtoie, je les écoute et je fais aussi la promotion de leur travail lorsqu’ils s’adonnent à la culture. Comme vous, je me sens un peu désarmé, avec mon mauvais anglais et leur mauvais français. Je voudrais entrer dans leur tête, qu’ils entrent dans la mienne. Avant d’être des «locuteurs», ce sont des gens en chair et en os, des humains bien réels, des voisins, des amis, parfois. Surtout, ce sont des Québécois.

Le 15 mars dernier, Josh Freed, chroniqueur à The Gazette, signait un billet de blogue sur le site Web de L’actualité. J’aimerais vous en citer un extrait:

«Si on se fie au sondage, 80% d’entre nous n’ont jamais eu une vraie conversation avec un francophone. Mais là encore, comme le Québec est francophone à 80%, ça signifie que seulement 4% des francophones ont eu une vraie conversation avec un anglophone.

À qui la faute? À personne, à mon avis.»

Cette citation, selon mon humble avis, permet de cerner la principale carence de notre nation. Ce n’est pas de quelques millimètres de plus aux lettres d’un texte en français sur une affiche que nous avons besoin. Nous ne souffrons pas de ne pas entendre quelques mots en français dans les dépanneurs de Parc-Extension – et encore là, j’habite Montréal depuis bientôt 40 ans et ma frustration pour ces anecdotes est au degré zéro… Non, ce dont nous manquons, c’est de lieux de rencontre.

Et face à tous ces nouveaux arrivants qui se joignent à nous – et soit dit en passant, les immigrants sont d’abord des émigrants –, c’est encore de ça que nous souffrons. Nous ne nous présentons pas à eux comme un «nous», mais comme un choix qu’ils doivent faire.

À ce titre, je vous dirais, avec un peu d’ironie et en me mettant à leur place, que si j’étais de ceux qui arrivent ici en espérant un avenir meilleur pour mes enfants, je ne choisirais pas le camp de ceux qui crient sur tous les toits leur disparition imminente…

Nous manquons d’être ensemble, et d’être ensemble face à ceux qui arrivent. Nous manquons de pouvoir leur dire «ça, c’est nous».

Pour promouvoir le français, vous pouvez bien ressortir encore une fois votre ruban à mesurer. Pour ma part, je préfère mettre mon énergie à continuer de faire ce que je fais de manière un peu invisible au quotidien, soit donner la parole à mes concitoyens et créer des lieux de débat et de rencontre où la taille des lettres n’a pas beaucoup d’importance. Aucune, en fait.

Sans vouloir vous renvoyer la balle, ou jouer à «celui qui le dit celui qui l’est», se mettre la tête dans le sable, c’est aussi et surtout, selon moi, refuser de voir cette réalité toute municipale qu’est celle de Montréal. C’est refuser de voir que les artistes francophones et anglophones – et pas qu’eux – travaillent désormais ensemble. J’espère qu’ils pourront inspirer nos concitoyens à faire de même. C’est aussi refuser de comprendre que dans une fête nationale comme l’Autre Saint-Jean, où on a accueilli des artistes anglo-québécois, nous nous sommes amusés ferme depuis quelques années, sans violence, sans accrochages (sauf quand vous êtes venus crier votre haine), en toute amitié, en toute «nationalité», et – pardonnez-moi la boutade – sans les discours ringards de votre président, Mario Beaulieu, qui crie au génocide culturel dès qu’un propriétaire de dépanneur nous demande «How are you?».

Voilà, je me présente devant vous pour accepter ce prix sans statistiques, sans étude approfondie et sans rapport démographique ou géopolitique. Comme je vous le disais d’entrée de jeu, je n’ai pas accompli grand-chose pour mériter des prix. Seulement un travail quotidien pour donner la parole à mes concitoyens – avec lesquels je suis même parfois en désaccord – et à ceux qui font notre culture si distincte.

Une remarque en terminant… Si vous avez vraiment pensé à m’inclure dans le palmarès des nuisances pour la cause du français, ça me donne un assez bon indice sur la menace réelle que vous dénoncez – je le dis sans ironie. Êtes-vous bien certains qu’il y a quelque chose à craindre? Même moi, je me suis demandé qui j’étais en voyant mon nom sur votre liste.

En somme, chers concitoyens membres du Mouvement Québec français, j’accepte avec plaisir et une certaine fierté votre prix Autruche pour l’année 2012. Peut-être, selon votre perception, ai-je la tête dans le sable. C’est une possibilité. Je me sens assez à l’aise dans cette position. Car justement, j’y vois des grains de sable. J’y vois de petites choses, des semences qui germent, des racines qui sont les miennes et les vôtres et que le soleil aveuglant que vous contemplez jusqu’à en perdre la vue ne vous permet peut-être pas de voir. Eh oui, je le crois comme je l’ai toujours cru: la somme des petites choses est parfois plus considérable que les sommets que vous tentez d’atteindre.

En vous remerciant sincèrement,

Simon Jodoin
Montréal, 4 avril 2012