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Les bons sentiments contre l’intégration

Dans tout le débat qui nous occupe sur la Charte de la laïcité et plus particulièrement sur le voile et son interdiction, il y a beaucoup de dérapages, mais aussi des bons sentiments qui viennent obscurcir ce qu’il conviendrait de faire si on voulait vraiment que les nouveaux arrivants s’intègrent à notre société, sans oublier bien sûr que notre société accepte aussi de changer avec la venue de ces nouveaux Québécois.

On a vu cette semaine une photo d’éducatrices en service de garde (privé non-subventionné) portant le niqab, ce voile qui ne laisse paraître que les yeux de la femme qui «choisit» de le porter… Plusieurs adeptes des bons sentiments se sont mit à crier à la chasse aux sorcières, condamnant tous ceux et celles qui s’insurgent contre ce «vêtement» intégral et intégriste.

Je suis d’accord avec ceux et celles qui se sont inquiétés de la stigmatisation de ces femmes. Elle est odieuse. Les menaces dont elles sont victimes sont aussi scandaleuses… Mais pour moi, le niqab ne passe pas. Jamais je n’aurais inscrit mes enfants à leur garderie, même si je ne doute pas qu’elles puissent être chaleureuses envers les enfants, comme certains parents signataires d’une lettre semblent le dire… Je me pose toutefois la question suivante : comme homme, puis-je aller chercher mes enfants à cette garderie sans qu’elles ne portent leur niqab? Si elles doivent se couvrir le visage en présence d’un homme, père d’un enfant qu’elles gardent, c’est problématique. Toute communication saine passe par la reconnaissance de l’Autre (1).

Je suis désolé, mais je dis à mes filles que pour aucune raison, elles ne devraient se sentir inférieure (ni supérieure) aux garçons. Le droit à la différence n’est pas un droit à la ségrégation.

J’ai écris ailleurs que je n’ai pas de problème avec le voile (hidjab), mais lorsque celui-ci emprisonne la femme et brise son droit à l’individualité, je m’insurge. Il n’est sans doute pas souhaitable d’interdire le niqab (sauf pour donner et recevoir un service de l’État et pour exercer certains fonctions étatiques : policiers, juges, procureurs, gardiens de prison), mais l’idée de le tolérer dans l’espace public (tout en l’interdisant dans l’espace civique) ne devrait pas nous empêcher de le condamner. Et ceux et celles qui parlent du droit à l’égalité pour défendre ce type de voile intégral oublient que celles qui le portent génèrent elles-mêmes une inégalité: elles nous voient, nous pas!

Ici, les bons sentiments croient défendre l’islam alors qu’ils défendent l’islamisme. Dans ce dossier, les bons sentiments jouent contre la grande majorité des musulmans en plus de nier la nécessité que pour faire une société, il faut au minimum être en mesure d’entrer en relation avec autrui…

Le problème avec ceux qui privilégient ce que j’appelle les bons sentiments est qu’ils font le jeu des islamistes, ces idéologues radicaux qui nuisent à une saine pratique de la religion musulmane pour la très grande majorité des musulmans dans le monde… Plusieurs intellectuels musulmans (2) cherchent à revenir à un islam plus respectueux de chacun et de chacune, un islam capable de distinguer ce qui relève du dogme (les écrits révélés) de ce qui relève de l’histoire. Ils insistent alors pour distinguer l’islam normatif de l’islam historique. On comprend que ces penseurs modernistes critiquent tous ces imams patentés et ces mollahs formatés dans des madrasas financées par l’Arabie saoudite qui sont incapables de recourir aux connaissances historiques que nous avons aujourd’hui pour contextualiser certains passages du Coran. L’islamisme comme idéologie pose problème, puisqu’il cherche à tuer ce qui est pourtant au cœur de l’islam comme religion: le fait premier est que l’islam est pluriel, alors que les islamistes cherchent à l’homogénéiser et à l’interpréter radicalement, d’une seule façon… Leur orthodoxie islamiste est en quelque sorte anti-islamique…

Or, les défenseurs du niqab comme «libre-choix» ou encore ceux et celles qui s’interdisent de condamner ce vêtement-prison confortent les islamistes et marginalisent tous ces musulmans – intellectuels, théologiens et spécialistes de l’islam comme simples pratiquants – qui cherchent une voie pour réconcilier leur religion avec la modernité. Il faudrait pourtant soutenir les musulmans modérés qui entretiennent une vision ouverte de leur pratique religieuse.

Pour ce faire, il ne faut pas s’empêcher de critiquer tous ces barbus et leurs disciples qui pratiquent un islam dévoyé et liberticide, particulièrement pour les femmes.

Mais je rajouterais qu’il nous faut également déplacer notre combat sur un autre terrain, celui de l’intégration économique et sociale. Je l’ai écrit au tout début de ce long débat: avant de se poser la question d’une interdiction élargie de tout symbole religieux dans la fonction publique pour le Québec,  il nous fallait mieux réussir l’intégration de nos immigrants qui sont majoritairement en provenance du Maghreb depuis au moins une décennie.

À ce sujet, je tiens à relater des observations que j’ai pu faire dans plusieurs pays arabes ou musulmans. Et cette observation  est aussi valable chez nous. Partout où l’islamisme prolifère, c’est parce que ses adeptes s’intègrent mal à leur collectivité. L’islamisme se construit sur la faillite des politiques sociales. C’est une idéologie qui propose une pratique religieuse stricte et radicale et partout il capitalise sur la pauvreté, en établissant des mosquées qui deviennent des lieux d’identification sociale et d’éducation, souvent des centres communautaires qui ont une véritable fonction sociale parce que l’État refuse de jouer son rôle ou en est incapable. C’est vrai en Palestine où Israël s’emploie depuis au moins 1967 à empêcher le droit à une vie décente pour les Palestiniens; c’est vrai en Égypte où les Frères musulmans ont suppléé à l’État pour apporter un peu de réconfort et de services à une population complètement délaissée par un régime autoritaire et corrompu; c’est vrai depuis peu en Tunisie, où les islamistes réussissent à incarner le changement en pénétrant de plus en plus la société civile et les institutions de l’État, non sans grande résistance.

J’ai été frappé de constater qu’au Maroc, l’islamisme est en croissance dans les villes plutôt que dans les campagnes… On aurait pu croire le contraire puisque le poids des traditions est souvent plus lourd en périphérie que dans les grands centres urbains. Mais justement, la pratique traditionnelle de l’islam au Maroc est fortement modérée et le rigorisme religieux qui dicte des rituels homogènes et qui cherche à appliquer une lecture littérale du Coran et du «droit islamique» tel qu’il a été interprété depuis 632 est assez récent. En fait, au Maroc, la montée de l’islamisme comme idéologie concorde avec l’exode massif des campagnes vers les villes. Les bidonvilles qui s’étalent voient tout un segment de leur population sans emploi, sans accès à l’eau courante, sans institutions d’éducation acceptables, sans services publics de qualité. C’est sur ce terrain que l’islamisme devient fertile.

On peut maintenant faire le lien avec la situation chez nous. Notre priorité devrait aller à l’intégration par le travail, par la francisation, par un accès aux services publics et un soutien aux communautés qui contournerait et isolerait les organisations islamistes plus que de les conforter dans leurs fonctions sociales…

C’est pourquoi je suis  contre l’interdiction élargie des symboles religieux dans les emplois de la fonction publique et parapublique. Celle-ci favorisera le repli communautaire plutôt que l’intégration. Cette interdiction élargie risque de renforcer le discours des islamistes et de pousser de simples musulmans dans les bras d’organismes radicaux qui véhiculent un projet de développement séparé, sorte de micro-société qui vivrait hors du Québec, dans ce Canada multiculturel qui permet n’importe quoi, tant que cela nuit au projet de faire du Québec une société cohérente capable d’intégrer ses immigrants en français, et de construire ici une société distincte et ouverte, mais dont les limites de la tolérance sont l’intolérable…

Or, en cette matière, les bons sentiments ne suffisent pas. On peut même dire que les bons sentiments engendrent ici le contraire de ce qu’ils entendent défendre, soit le droit à une pratique saine de sa religion dans une société ouverte.

 

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(1) Lire ce papier fort intéressant de Marie Darieussecq, publié cette semaine dans Le Devoir des écrivains.

(2) Voir à ce sujet des penseurs musulmans comme Mohammed Arkoun, Abdou Filali-Ansary, Abdelmajid Charfi et Mohammad Mojtahed-Shabestari, tous imprégnés d’un islam capable de favoriser la rationalité individuelle et la démocratie.