Quand le diable s'en mêle!
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Quand le diable s’en mêle!

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Le diable est le premier personnage que j’ai joué sur scène.  Le jour de la première, les diables ont manifesté à l’entrée du Théâtre Mohammed V à Rabat en scandant, « Un humain ne peut parler pour nous » !

C’était en 1978. Écrite et mise en scène par Saïd Elouardi, « l’Expérience »  relatait l’histoire des humains d’Adam et Eve à aujourd’hui.  Avant d’être expulsés du paradis, les deux « initiateurs de la vie sur terre » avaient été manipulés par le personnage dont on m’a confié le rôle. Satan.

Contre toute attente, et à notre grand étonnement, les diables se sont indignés. À chaque présentation de « l’Expérience », ils refoulaient le public en menaçant de jeter des mauvais sorts, de mettre le feu au théâtre et d’autres diableries du genre! Les marocains ont pris peur.  Personne n’a jamais vu cette pièce.

Pour se donner une seconde chance, j’ai demandé à mon metteur en scène de me trouver un rôle que je pourrais m’approprier sans craindre les représailles et les mauvais sorts. « Et pourquoi pas celui d’un ange? » m’a t-il proposé. Génial. Contrairement aux diables, les anges feront preuve de compréhension et d’indulgence. C’est dans leur nature.

Mon metteur en scène a choisi un classique du répertoire théâtrale arabe « La prière des anges » du grand dramaturge égyptien Tawfik Al Hakim. Après quelques semaines de répétition, la scène de la salle Bahnini à Rabat était à nous.  Enfin le public allait rencontrer le jeune comédien que j’essayais d’être.

Informés par les annonces dans les journaux de la nouvelle pièce, les anges étaient les premiers à se présenter à la salle Bahnini.  Mais ce n’était pas pour satisfaire leur curiosité, encore moins pour admirer la force de l’imaginaire humain.  Armés de leurs banderoles, ils scandaient haut et fort « Un humain ne peut  parler pour nous ».  Nous avions sous-estimé la part du diable chez les anges. Jamais personne ne m’a vu dans le rôle d’un ange.

Les 40 ans qui ont suivi ces deux incidents est une suite de rendez-vous manqués avec mon destin de comédien.

Dans la foulée des appels au boycott et à la censure, la communauté danoise du Maroc m’avait empêché de jouer Hamlet. La communauté italienne ne voulait rien savoir d’un marocain dans la peau d’un Roméo. Dans un effort de réconciliation, mon metteur en scène expliquait inlassablement aux danois et aux italiens du Maroc « Vous savez Shakespeare nest pas danois, ni italien, c’est un anglais ». Rien à faire!  Personne ne m’a jamais vu sur scène dans un costume de danois ou d’italien d’autrefois!

Dans une version instrumentale de l’Opéra Carmen de Bizet, signé par le russe Rodion Chtchedrine, le chorégraphe Hamid Kiran m’a confié le rôle d’Escamillo.  Je n’avais pas à le chanter, je me contentais de le danser.  Cette fois, trois communautés ont fait cause commune pour barrer le chemin au public. Les espagnoles, les français et les russes du Maroc. « Carmen n’est pas marocaine »; ont-ils scandé.

Retour au théâtre; « Et si je me mettais dans la peau d’un homo ? »; Avais-je lancé à mon metteur en scène.  « Mieux, tu seras un homosexuel hollandais qui aime draguer les ouvriers marocains ». Il s’est mis aussitôt à écrire le personnage.  C’est en Hollande que j’allais jouer le rôle, sur une scène hollandaise, devant un public composé de hollandais et leurs ouvriers d’origine marocaine.  La tournée devait commencer à Rotterdam et finir à Amsterdam en passant par d’autres villes des Pays-bas.

À l’entrée de chaque théâtre, homosexuels hollandais et ouvriers marocains avaient fait alliance pour nous bloquer l’accès à la scène.  Les homos scandaient « Un hétérosexuel ne peut parler pour nous ».  Les ouvriers, de leur côté, ne manquaient pas d’imagination « Un marocain ne peut être un homosexuel ».  J’ai quitté la Hollande pour toujours!

Prenant acte que finalement je n’étais pas fait pour ni pour le théâtre, ni pour la danse, je me suis tourné vers le cinéma.

En 1980, j’ai tourné dans « Amina » mon premier rôle sur grand écran. Dans ce quinzième long-métrage de l’histoire du cinéma au Maroc, pour la première fois, les marocains allaient voir un jeune garçon de 20 ans embrasser une jeune fille de son âge. Cela ne devait en principe insulter aucune communauté. Je jouais presque mon propre rôle. Aucune accusation d’appropriation culturelle ne risquait d’empêcher le film d’exister.

Au moment de tourner la scène du baiser, une première dans un plateau de tournage marocain, juste avant de poser mes lèvres sur celle de ma partenaire, j’ai entendu « Coupez ».  En me tournant vers le réalisateur pour avoir une explication, ce dernier a enchainé « Sur le front »!

La première du film n’a jamais eu lieu. En censurant le baiser, la communauté des jeunes m’a accusé de très mal les représenter.  À l’entrée de la salle du 7ième Art de Rabat où devait avoir lieu la première de Amina, les jeunes brandissaient leurs banderoles; « Un baiser sur la bouche » et pour donner l’exemple, ils se frenchaient à la porte du cinéma.

J’ai quitté le Maroc, j’ai quitté le cinéma, j’ai quitté le théâtre, j’ai quitté la danse! J’ai tout quitté pour le Canada, pays des possibles.

J’ai pu accomplir « l’impossible » dans une prison québécoise. Un endroit où depuis plus de 28 ans, j’arrive à faire jouer aux détenus, de toutes origines, tous les personnages, souvent en inversant les rôles, sans jamais être accusé d’appropriation culturelle!

Peu importe les personnages que je leur propose, ils sont inspirés de la vie et de la mort. Celles dans lesquelles ils se dessinent un destin!

PS:  Je rassure les lecteurs au Maroc qui ne suivent pas l’actualité au Québec. Ce texte est une parodie qui fait suite à des accusation d’appropriations culturelles lancées contre deux artistes québécois.

Avant d’aboutir à la prison de Bordeaux à Montréal en 1990 avec un projet artistique au service de la réinsertion sociale des détenus, j’ai bel et bien incarné tous ces personnages (cités ci-haut) en toute liberté, excepté celui dans le film Amina où la censure du baiser n’est pas une invention.

Toutes ces pièces, tous ces films et toutes ces danses ont été diffusés au Maroc. Ils ont même fait l’objet de critique. Jamais ils n’ont été boycottés ou accusés de quelque appropriation que ce soit. Presque tous les personnages que j’ai incarnés sont des rôles de composition. Ils n’ont rien de commun avec ma personne.  En 2011, j’ai joué dans le long-métrage marocain « Colère »  le rôle d’un milliardaire marocain, 25 ans plus âgé que moi.  En 2014, j’ai incarné le personnage d’un syrien de Montréal dans le court-métrage « Deux mondes« . Il avait un passé d’opposant au régime syrien.

Je ne suis pas un comédien connu et je n’ai pas la prétention de laisser un grand héritage de mes passages sur scène ou sur grand écran. Mais je tiens à réaliser un rêve. Me mettre dans la peau d’un marocain de confession juive. Je sais d’avance que je n’aurais pas à demander la permission de la communauté juive du Maroc, non seulement parce que depuis des siècles nous chantons sur la même mélodie et nous dansons sur le même rythme, mais parce que pour moi, me mettre dans la peau du minoritaire c’est la moindre des choses.

C’est m’approprier la possibilité de casser la frontière qui me sépare de lui!