Il y a 10 ans : Pierre Lapointe – La forêt des mal-aimés
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Succès instantané auprès du public et de la critique, La forêt des mal-aimés a amorcé la consécration de Pierre Lapointe sur la scène musicale québécoise. Son concept ambitieux et ses arrangements orchestraux audacieux lui ont valu une reconnaissance unanime, autant ici qu’en France. Retour sur sa genèse et son impact, en compagnie de l’auteur-compositeur-interprète.
Paru le 21 mars 2006, puis lancé le lendemain à la Société des arts technologiques, ce deuxième album de Pierre Lapointe a été précédé d’un engouement vif et intense, principalement relié au triomphe de son créateur lors du Gala de l’ADISQ 2005, qui avait eu lieu quelques mois auparavant.
«J’avais reçu au-dessus de 10 nominations, et je suis sorti de là avec je sais pas combien de trophées», se souvient l’artiste, qui avait notamment été sacré Révélation de l’année. «Je sentais donc que les gens avaient des grosses attentes pour le disque. S’il n’avait pas été à la hauteur, je pense que j’aurais mangé des claques.»
Très proactif durant cette période, Pierre Lapointe avait déjà bien entamé les spectacles de La forêt des mal-aimés lorsqu’il a commencé l’écriture de l’album du même nom. «J’écrivais pendant la tournée. Ça a toujours été une obsession d’écrire, mais à ce moment-là, c’était maladif. C’était dur pour les gens autour de moi», admet-il. «Ça se faisait dans un sentiment d’urgence, je voulais que ça sorte au plus vite. J’avais des choses à dire et je commençais à comprendre mon univers, mon son.»
Amorcée depuis octobre 2004, soit quelques mois après la sortie de son premier album homonyme, cette tournée a d’ailleurs aidé l’Almatois à élaborer son deuxième opus, ne serait-ce que par l’entremise de chansons (comme Le lion imberbe et la chanson-titre) qui avaient été composées expressément pour le spectacle.
À la base de toute cette ébullition artistique, une photographie de Jeff Wall l’avait interpellé lors d’une visite au Musée d’art contemporain de Montréal. On pouvait y voir «une forêt grandiose avec, au bas de l’image, un amas d’humains ensanglantés s’entredévorant».
«C’est vraiment là que j’ai eu le flash du show et de l’album», se rappelle le chanteur, qui dit également avoir été inspiré par Jaune de Jean-Pierre Ferland (qu’il considère comme le «meilleur album concept québécois») et par des albums aux structures éclatées comme Kéké Land de Brigitte Fontaine et Post de Björk. «Ça m’a donné un genre de prétexte pour aller dans tous les sens et pour faire des clins d’œil à plein de références.»
Réflexion postmoderne
Plus hétéroclite que son premier album, qui revisitait les standards de la chanson française d’une façon somme toute classique, La forêt des mal-aimés s’inscrivait dans une démarche postmoderne, où tous les excès (ou presque) étaient permis. «Ça a été le début de ma réflexion sur la culture pop, et sur ce qui fait qu’un objet est pop. Je l’ai poussée sans arrêt jusqu’à Punkt», explique-t-il.
«Mon but, c’était de créer un ramassis de plein de choses qui existaient déjà et d’en faire des mariages qui n’avaient jamais été faits. Deux par deux rassemblés, par exemple, c’est un chant communiste des années 1960 qui a inspiré la musique. Je me suis mis dans la peau d’un compositeur du parti soviétique qui, avec sa musique, aurait la mission de donner à sa nation la force de labourer sa terre. Je voulais avoir la sensation d’un cheval qui court dans un grand champ de la nation soviétique. Ça a finalement donné une chanson entre Claude François et Kosma/Prévert.»
Enregistré au printemps et à l’automne 2005 au studio Masterkut, coin Saint-Laurent et Fairmount, La forêt des mal-aimés a bénéficié de la réalisation audacieuse et visionnaire de l’illustre Jean Massicotte (qui avait déjà signé des classiques de Bran Van 3000, Lhasa et Jean Leloup) et des arrangements d’un tout nouveau prodige plus ou moins connu à l’époque, Philippe Brault, qui faisait partie des Faux-Monnayeurs de Tomás Jensen.
«On avait fait une mini-tournée en France ensemble, et il m’avait fait écouter des trucs qu’il avait enregistrés en niaisant», se remémore Lapointe. «Je lui ai d’abord donné la direction artistique du show, puis après on a décidé de le jumeler à Jean pour la réalisation.»
Pour l’artiste, c’est d’ailleurs en grande partie grâce à son équipe que La forêt des mal-aimés a obtenu autant de succès. Accompagné en studio par Philippe B, Jean-Phi Goncalves, Guido del Fabbro et Josianne Hébert (de Galant tu perds ton temps), Pierre Lapointe a également travaillé avec la scénographe Geneviève Lizotte (pour le spectacle) et le collectif d’art contemporain BGL (pour la pochette). «J’ai eu cet instinct-là de m’associer avec des gens qui ont par la suite tous réalisé de grandes choses», dit-il. «On n’avait pas encore fait notre nom, mais je sentais qu’on était une gang de petits nerds.»
Engouement unanime
Le résultat de toutes ces fertiles rencontres artistiques a été pour le moins concluant. En l’espace d’une semaine, La forêt des mal-aimés a été vendu à plus de 30 000 exemplaires, obtenant la certification or quelques semaines après. Âgé de 24 ans à l’époque, le chanteur a vu sa vie basculer, d’abord ici, puis ensuite en France, où son nom a commencé à circuler dans les mois qui ont suivi.
«C’était assez fou. Je remplissais des salles de spectacles débiles, je faisais des fronts de magazines, de journaux… C’était le début d’un grand engouement», observe-t-il. «Artistiquement, je savais où je voulais m’en aller, mais ça se faisait à l’aveugle, par instinct.»
Ont suivi une autre impressionnante récolte au Gala de l’ADISQ 2006, puis un spectacle inoubliable aux FrancoFolies de 2007, en compagnie de l’Orchestre métropolitain de Yannick Nézet-Séguin. «À l’époque, on avait battu un record d’assistance aux Francos», soutient le chanteur. «C’était complètement débile. Y’avait une espèce d’atmosphère de feu!»
Un succès de la sorte n’arrive généralement qu’une fois dans une carrière, et Pierre Lapointe en est bien conscient. Une bonne partie de ses fans lui reparlent fréquemment de cet album avec nostalgie. «Y en a même qui viennent me voir pour me dire que c’est mon seul bon disque!», admet-il, en riant. «C’est un peu la même chose que j’ai vécue avec Daniel Bélanger. J’ai écouté tous ses disques, mais pour moi, le premier est imbattable. J’ai un attachement émotif avec celui-là parce qu’il me rappelle ma sixième année.»
Impact unique
Si l’impact de l’album sur la carrière de l’auteur-compositeur-interprète est on ne peut plus évident, son incidence sur la musique québécoise l’est un peu moins. On peut probablement avancer que le succès de Cœur de Pirate en est fortement tributaire, mais au-delà de ça, ses déclinaisons en font, encore aujourd’hui, un objet artistique plutôt unique au Québec.
Autrement, on peut en trouver des traces chez Bernhari et, possiblement, dans le Variations Fantômes de Philippe B, qui s’en approche légèrement par son inventif mélange entre pop et musique classique.
Plus largement, c’est l’ensemble de la scène musicale de cette époque qui a, selon Pierre Lapointe, influencé une bonne partie de la musique pop qui se fait aujourd’hui, de Fanny Bloom à Alex Nevsky en passant par Les sœurs Boulay.
«À la même période, y’avait Dumas, Ariane Moffatt et Arcade Fire qui avaient sorti d’excellents albums. On peut appeler ça une époque charnière», résume-t-il. «On était tous dans la vingtaine et on chantait dans une volonté de créer quelque chose de nouveau. La forêt des mal-aimés s’est nourri de toute cette scène-là.»
En vente sur iTunes.
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