FrancoFolies : Âge d’or et néo-rap queb
L’intérêt actuel pour le rap québécois n’est pas sans rappeler celui qui, au tournant du troisième millénaire, établissait l’esthétique du genre. Si l’approche stylistique et les moyens de production ont grandement changé entre ces deux époques charnières, beaucoup de choses peinent encore à évoluer. Mise au point avec six artistes qui prendront part aux FrancoFolies.
Majoritairement issue de Montréal-Nord, de Saint-Michel et de la Rive-Sud de Montréal, la vague hip-hop québécoise de la fin des années 1990 a été accompagnée d’un engouement généralisé, de concert avec un fort intérêt médiatique de la part de MusiquePlus. Inspirée par le rap new-yorkais du milieu de la décennie, une horde de rappeurs, de DJ et de producteurs ont mis la hache dans le rap franchouillard des Dubmatique, LMDS et La Constellation de ce monde en proposant une esthétique plus rude aux thèmes sombres et au joual métissé.
Une décennie plus tard, la réforme du «néo-rap queb» a été initiée par le phénomène des Word Up! Battles et l’album 4,99 d’Alaclair Ensemble, catalyseur d’une esthétique hip-hop libre et décomplexée, dont l’impact a encore énormément d’écho aujourd’hui. Natifs des grands axes urbains de la province (principalement Québec et Montréal, mais aussi Longueuil et Laval), les principaux artisans de cette seconde vague bénéficient d’une enviable couverture médiatique et d’un jeune public fidèle.
Aux premières loges de cette mouture, les rappeurs Snail Kid (Dead Obies, Brown), Ogden (Alaclair Ensemble, Rednext Level) et Lary Kidd (Loud Lary Ajust) discutent avec SP (Sans Pression), DJ Crowd et le producteur Toast Dawg (Traumaturges, Atach Tatuq, Payz Play, Brown), trois vétérans qui voient la scène hip-hop québécoise évoluer depuis une vingtaine d’années.
Incessamment colporté dans les médias depuis plus de deux ans, le sujet du franglais se pointe le bout du nez assez rapidement dans la conversation. Après tout, ce dialecte codé au potentiel créatif probant résonne sur la scène hip-hop québécoise depuis l’époque de 514-50 dans mon réseau, classique premier album de Sans Pression paru en 1999. «Ça a été un record extrêmement marquant pour moi», admet Lary Kidd, recueillant l’approbation de ses acolytes.
«Je me rappelle que Franglais Street Slang m’avait beaucoup influencé à l’époque», ajoute Ogden, à propos d’une chanson qu’il considère comme emblématique, voire prophétique, pour le hip-hop d’ici.
Humble, SP nuance de quelque peu ce recul historique. «C’était juste une chanson qui disait qu’on jasait en franglais dans le street… Je la voyais pas vraiment comme une célébration du rap en franglais», dit le rappeur. «À l’époque, je venais à peine de faire le switch de l’anglais au français, après avoir entendu KC LMNOP rapper en joual avec l’accent. Le franglais était en moi, mais y avait encore beaucoup de retenue. C’est pas comme maintenant avec des groupes comme LLA qui y vont à fond dans le mélange des langues.»
Hip-hop plus libre et éclaté
C’est d’ailleurs cette absence de retenue (et, par conséquent, cette plus grande liberté artistique) qui différencie, de l’avis général de SP, Crowd et Toast Dawg, les deux époques. «Dans l’temps, il y avait plein de trucs qu’on pouvait pas faire. Par exemple, ça aurait été impossible pour moi d’enregistrer une chanson comme Le cœur de Montréal en 1999», explique SP, déplorant le climat hermétique de l’époque. «Maintenant, il y a moins de cadre fixe. Je peux me permettre, si ça me tente, de rapper sur un beat portugais.»
«Nous, on était déjà plus left field avec Traumaturges en 2000», indique Toast Dawg, mentionnant comme principale influence le hip-hop expérimental et indépendant américain des années 1990. «Reste que nos thèmes étaient résolument rap. On parlait de weed, pis c’était pas mal ça.»
Loin du cadre rigide de l’âge d’or, Snail, Lary et Ogden explorent divers thèmes et espaces musicaux depuis le début de la présente décennie, repoussant ainsi les limites du genre. «C’est vraiment 4,99 qui est venu changer la game», croit Snail Kid. «Y avait quelque chose de vraiment mystérieux là-dedans. Ça sortait des codes habituels du rap.»
«Par-dessus tout, je pense que cet album-là a montré que le rap, ça pouvait être plein de choses en même temps», poursuit Ogden. «De voir des gars comme KenLo, Eman ou Claude Bégin commencer à déconner, alors qu’auparavant, ils faisaient des trucs plus sérieux, ça a ouvert les esprits.»
Et les élans pop, eux non plus, ne sont plus boudés. Brillant mélange de house, de rythmes tropicaux et de rap, le projet Rednext Level en est la preuve la plus convaincante, à l’instar de Brown, un alliage accrocheur de funk, de soul, de reggae, d’électro et de rap. «On est tous passés par l’époque des couplets denses, mais là, on n’est plus dans le même état d’esprit», explique Snail Kid, qui forme Brown avec son frère Jam, son père Robin Kerr et Toast Dawg. «Maintenant, on ne s’empêche plus d’inscrire notre rap dans une forme plus pop.»
Figure de proue d’une période où le rap puriste avait la cote, SP cultive quelques regrets. «J’aurais dû être plus ouvert d’esprit à l’époque», confie-t-il. «Mais bon, on dirait que j’étais tellement sur mon grimy shit que j’pouvais pas me permettre d’écrire une chanson d’amour, par exemple. L’environnement était pas propice à ça, j’imagine…»
Changements au sein de l’industrie
L’environnement était également moins favorable à la camaraderie et à la solidarité, de l’avis de SP. Si on parle actuellement d’une «saine compétition» entre les différents acteurs du néo-rap queb, la rivalité semblait un peu plus franche durant l’âge d’or du mouvement. «J’ai jamais vraiment senti qu’il y avait une vibe de rassemblement», admet SP. «Muzion et Sans Pression, on était censés faire un featuring ensemble depuis je sais plus combien d’années, mais ça a jamais fonctionné à cause des histoires de label.»
«Moi, dans c’temps-là, j’étais rep pour BMG, l’étiquette de Muzion», ajoute DJ Crowd. «Les gens étaient picky: fallait absolument pas s’associer à un compétiteur.»
Il faut dire aussi que les conditions de production de l’époque ne facilitaient pas vraiment les collaborations spontanées. «C’était vraiment plus compliqué de faire des tracks rapidement», indique Toast Dawg. «C’était 50$ de la take… ou presque.»
«Pour vrai, c’était vraiment quelque chose, enregistrer», renchérit SP. «Le recording de 514-50, ça a coûté près de 100 000$…»
À l’inverse, les rappeurs d’aujourd’hui ont bénéficié, dès le début de leur adolescence, de moyens d’enregistrement abordables qui ont constamment stimulé leur créativité. «C’est actually pour ça que j’ai commencé à rapper», raconte Lary Kidd, évoquant ses débuts dans le sous-sol de son complice Loud. «Ce qu’on recherchait, c’était la facilité de s’exprimer tout de suite, sans avoir à se casser la tête.»
En découlent un rythme de production plus soutenu et, par conséquent, une scène plus dynamique. Devant cette offre surabondante, des labels pop québécois comme Audiogram et Bonsound ont saisi la balle au bond en signant respectivement Loud Lary Ajust et Dead Obies.
«Le mouvement arrête jamais de grossir, et c’est beau à voir», observe SP. «Avant, on plafonnait assez vite parce que le rap, c’était quelque chose de plus marginal. Je ne me suis jamais vraiment senti accepté dans l’industrie… Y a fallu que Loco Locass me donne son Félix pour que j’en gagne un!»
«Quand on a vu que ça commençait à bouger vers 1999-2000, on était tous très fébriles de voir ce qui allait se passer», se souvient Toast Dawg. «Malheureusement, l’intérêt s’est rapidement estompé…»
Marginalisé et boudé par les médias durant la majeure partie de la décennie 2000, mis à part quelques cas d’exception comme Loco Locass, Omnikrom, L’Assemblée, Manu Militari et Atach Tatuq, le rap québécois a alors connu une période creuse, dont peu se souviennent avec beaucoup d’enthousiasme.
C’est pourtant durant cet intervalle transitoire que la plupart des rappeurs actuellement sous les feux de la rampe (comme Jam, Koriass, Maybe Watson, Loud & Lary et Snail Kid) ont fait leurs premières armes, que ce soit en publiant une chanson sur Soundclick, en se prêtant aux concours de battle de Hiphopfranco ou en participant à des soirées open mic. Bref, cette soi-disant époque moins glorieuse aura eu, à long terme, ses effets bénéfiques.
Un rap loin des ghettos
Si tous s’entendent pour dire que la situation est plus enviable qu’avant pour le hip-hop d’ici, Ogden ne peut s’empêcher d’y voir un problème majeur. «C’est vraiment cool tout ce qui se passe, mais j’ai l’impression que les médias se sont uniquement ouverts au “rap blanc”», souligne-t-il.
«Moi, je suis pas d’accord», rétorque vivement Snail Kid, qui a des origines jamaïcaines. «Je suis persuadé que si une gang de black dudes arrivait avec un truc qui surfe sur le buzz du moment, ça marcherait autant.»
«C’est pas une affaire de couleur de peau, mais bien une affaire culturelle», nuance Lary Kidd. «Des gars talentueux de Montréal-Nord ou de Saint-Michel, il y en a plein! C’est juste qu’ils ne voient probablement pas l’intérêt de venir s’incruster dans les médias. La plupart de ces gars-là sont sur la run… Ils ont pas le temps de faire des moves.»
«J’en connais une couple de ces gars-là», poursuit SP, qui dit écouter beaucoup de «street shit». «Quelques-uns veulent que j’essaie de push leur musique, mais ce que je peux faire pour eux, ça reste très limité. Les promoteurs sont pas intéressés à entendre un gars crier 45 fois le nom de son hood dans une chanson… Même chose pour les journalistes!»
Malgré les récents efforts déployés, les médias ont encore beaucoup de travail à faire, de l’avis des six artistes. Alors qu’à l’époque, certains journalistes avaient étiqueté, à tort, la musique Sans Pression de «gangsta rap», c’est maintenant la question du franglais qui fait sourciller les rappeurs. Ogden n’hésite pas, d’ailleurs, à catégoriser le débat de «plaie journalistique».
«On dirait que les médias en font une psychose. S’ils avaient fait plus de cinq minutes de recherche, ils auraient vu que c’est là depuis près de 20 ans comme “phénomène”», critique-t-il, déplorant au passage que cette obsession se fasse au détriment d’une couverture plus diversifiée de la scène (qui s’intéresserait à d’autres rappeurs clés comme Souldia, par exemple). «Il y a juste au Québec que le rap est vu comme une culture marginale. On dirait qu’à chaque entrevue, ou presque, il faut expliquer, de a à z, c’est quoi le rap. En général, la manière dont les médias parlent de notre musique, c’est comme si un journaliste culinaire nous parlait de sushis en nous assurant que c’est la nouvelle affaire de 2016.»
L’éternel débat sur les radios
À l’inverse, les six artistes s’entendent pour dire que le hip-hop québécois a fait ses preuves auprès des promoteurs et des organisateurs de festivals, qui lui accordent maintenant une place de choix, comme le prouve notamment le spectacle d’ouverture des FrancoFolies cette année.
Et maintenant que plusieurs rappeurs d’ici ont pris part à des talk-shows télévisés, notamment Pénélope McQuade l’an dernier et Tout le monde en parle cette année, il ne reste, en fait, qu’une institution qui tarde à emboîter le pas : la radio commerciale.
«La radio, c’est un gros problème since day one», admet SP, qui a connu un succès relatif sur les ondes avec sa chanson Le cœur de Montréal en 2006.
«Pour vrai, si une partie de la radio commerciale se réveillait, ça changerait beaucoup de choses. En ce moment, on peut presque parler d’un boycott», croit Ogden, qui évoque la situation avec ironie sur le plus récent album de Rednext Level. «Si je compare mes finances avec celles d’amis qui évoluent dans d’autres genres de musique, comme Claude Bégin ou Karim Ouellet, c’est au moins une perte de 50% de revenus.»
«C’est spécial parce qu’en ce moment, le rap game de Toronto rule le monde entier, avec Drake, The Weeknd et PartyNextDoor. Nous, on est à cinq heures de route de là, et ça se passe vraiment pas!» observe Toast Dawg.
«L’affaire, c’est que Toronto évolue dans le marché américain, et que les Américains, eux, sont prêts à consommer n’importe quelle culture, tant et aussi longtemps que c’est en anglais», ajoute Ogden. «Aux States, il y a tellement de monde que c’est possible pour un rappeur underground de faire 150 000 par année, sans constamment viser le top du Billboard. Au Québec, on n’a pas accès à cette classe moyenne là du rap. Si les radios s’ouvraient un tant soit peu à nous, les choses changeraient, j’en suis sûr… Ça va prendre un businessman qui comprend ça et qui change les choses, de la même manière qu’un jour, un proprio de supermarché a eu le flair d’instaurer une section bio dans ses allées.»
«C’est certain que le premier diffuseur qui va oser faire une grosse place au rap québécois va se faire du gros bread», poursuit DJ Crowd.
Bref, malgré la reconnaissance, les salles pleines, les festivals, les plateaux télé et l’enthousiasme médiatique, les rappeurs québécois peinent à joindre les deux bouts. «Une affaire qui a pas changé entre les deux époques, c’est qu’on n’est pas encore rendus là où on est censés d’être», résume SP, tout de même optimiste pour l’avenir. «Il y a tellement de talent que c’est sûrement juste une question de temps. Dans tous les cas, nous, on est prêts à tout péter. Avec tous les pays francophones qu’il y a dans le monde, sky is the limit!»
Événement d’ouverture avec Brown, Alaclair Ensemble, Dead Obies et Loud Lary Ajust – 9 juin 2016, 18h – Scène Ford
SP (accompagné par DJ Crowd) – 10 juin 2016, 23h – Scène La Presse+
Rednext Level – 16 juin 2016, 23h – Scène La Presse+