Anniversaires d’albums marquants

Il y a 20 ans : Jean Leloup – Le Dôme

Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale. 

Marqué par un long et complexe processus de création, teinté de ruptures, d’interruptions et de chambardements internes, Le Dôme s’est rapidement imposé comme un incontournable de la musique québécoise. Délaissant la trame funky dansante de son prédécesseur, le troisième album de Jean Leloup proposait une direction plus sombre, en phase avec les courants grunge et rock alternatif de l’époque. Quelques semaines après sa réédition anniversaire sur vinyle, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie du producteur délégué Denis Wolff, du guitariste Yves Desrosiers et du bassiste Jean-François Lemieux, qui ont tous collaboré de près à ce classique.

«C’est tout ce que tu veux sauf un album conventionnel», précise d’emblée Denis Wolff, l’un des seuls à avoir accompagné Jean Leloup durant l’ensemble de la création, entre 1992 et 1996. «Il y a eu une quantité phénoménale de musiciens et d’intervenants, pas moins de quatorze ingénieurs, quatre mixeurs dans un total de sept studios.»

Sans donner trop de détails, l’ex-directeur artistique d’Audiogram admet que ce long déroulement est en partie relié à l’état instable du chanteur québécois : «Jean a eu un changement psychologique pendant trois ou quatre ans. Il a composé énormément de chansons qui sont pas sur le disque, il mixait et changeait constamment des affaires… C’est un peu pour ça que le disque sonne pas très bien et qu’il va dans autant de directions. En fait, dès que Jean était pas content, il changeait de studio. C’était le début des équipements d’enregistrement abordables et des studios maison, alors il pouvait se le permettre. Il était plutôt impossible à suivre…»

Membre de la défunte Sale Affaire, groupe en vedette sur le précédent album L’amour est sans pitié (Audiogram, 1990), Yves Desrosiers confirme que Leloup traversait une période difficile à l’époque. «Après le succès de L’amour, Jean savait pu trop où se garrocher. Ses problèmes personnels prenaient beaucoup de place», confie le guitariste. «Il y a tellement eu de bouleversements…»

«Jean ressentait beaucoup de pression», poursuit Denis Wolff. «Il avait un peu de mal à donner suite au succès de l’album précédent. C’est là qu’il a commencé à se renfermer sur lui-même et qu’il a eu plus de difficulté à faire confiance à ses musiciens, ses ingénieurs, son entourage…»

Après une année 1992 marquée par un engouement français peu banal (notamment un spectacle à guichets fermés à La Cigale de Paris), Leloup revient pour une tournée québécoise d’envergure aux côtés de France d’Amour et Vilain Pingouin. Intitulée Rock Le Lait, la série de spectacles, qui s’amorce en septembre 1993, marque le retour du chanteur sur les planches québécoises après une absence de deux ans.

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Sur scène, Leloup semble en pleine forme. Dans le but de taquiner Vilain Pingouin, qui participe alors à une campagne de pub contre l’ivresse au volant avec son slogan «Garder le contrôle, c’est rock’n’roll», il clame régulièrement l’adage parodique «Sniffer de la colle, ça, c’est rock’n’roll». Signe de la chimie palpable entre les musiciens, la tournée est rebaptisée officieusement Swingue le yogourt.

«Les concerts étaient toujours très exaltés. Dans l’autobus aussi, ça délirait solide», se souvient Yves Desrosiers. «On a eu ben du fun, tout le monde ensemble. Ça faisait un bout de temps qu’on s’était pas vus… On était loin de se douter que ça allait finir.»

Journal intime

Dans les semaines précédentes, quelques futures chansons du Dôme avaient été composées et/ou enregistrées. Certaines comme Le castel impossible (auparavant intitulée Le manoir à l’envers), Le monde est à pleurer et Faire des enfants étaient même jouées en spectacle. «On en était encore à chercher une direction. Y avait rien de définitif», précise Desrosiers. «On essayait quelque chose de plus stoner. On avait pas toutes les mêmes influences, mais je crois que Nick Cave faisait l’unanimité. On avait aussi une influence grunge des années 1990. C’est pas nécessairement Jean qui amenait ça, mais plus Gilles Brisebois (NDLR Le batteur Le bassiste). Jean, lui, son trip, c’était de jouer de la guitare. Avant, il en jouait pas sur scène, mais là, il voulait être un rockeur!»

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Composée en partie par Desrosiers, Edgar voit le jour à cette époque. «La version démo a été faite sur une console 16 pistes, et c’est finalement celle-ci que Jean a gardée pour l’album», se souvient le compositeur. «On a enregistré le hook mélodique sans lui. Il nous disait : ‘’Exprimez-vous! ‘’»

Contenant un autre «hook mélodique» de Desrosiers, la chanson Le Dôme est enregistrée durant la même période : «Ça part d’un jam en studio. Jean avait pas encore de paroles et il nous pitchait les accords pendant qu’on enregistrait.»

Faire des enfants, également co-composée par l’ex-guitariste de La Sale Affaire, arrive aussi à cette époque : «À mon souvenir, c’est la dernière chanson qu’on a enregistrée tous ensemble, quelque part vers la fin 1993. C’est un texte très personnel de Jean… Il pensait à avoir des enfants avec sa blonde. Ça le turlupinait, mais sa tête était pas toujours très cohérente.»

«À ce moment-là, Jean a commencé à voir les démons de son passé le rattraper», ajoute Denis Wolff. «L’album au complet est un journal intime de son état d’esprit. Le plus important, c’est pas la musique, mais bien les paroles. On peut entrevoir la psyché de Leloup à travers elles.»

La Sale Affaire se dissout au début de l’année suivante, en 1994. «Le travail était bien commencé, mais ça s’est arrêté. Jean est parti quelque part et ne nous a jamais rappelés», se souvient Yves Desrosiers, sans amertume. «Je ne lui en ai jamais voulu d’avoir fait ça, car je savais qu’il était perturbé. Par-dessus tout, il voulait essayer d’autres avenues.»

Dans les mois (années?) qui suivent, on rapporte que Leloup voyage beaucoup : au Chili, en Colombie, en Afrique, à New York (avec James Di Salvio, qui l’aidera à composer Johnny Go)… Bref, beaucoup de rumeurs et de ouï-dire, mais aucun spectacle, ni aucune apparition médiatique.

Ambiances sombres

Entre deux escapades, le chanteur originaire de Sainte-Foy poursuit ses explorations à Montréal, notamment avec Jean-François Lemieux, un proche collaborateur du groupe jazz funk Wild Unit de Michel Cusson. «C’est le batteur Christian Lajoie qui m’avait amené à une répétition de Leloup», raconte le bassiste. «Ça s’est très bien passé, on s’est tout de suite bien entendus. On a commencé à travailler ensemble sans trop se poser de questions. C’était les débuts du home recording, donc on travaillait chez lui ou chez moi avec un équipement de base. L’important, c’était de faire de la musique tous les jours. On se crissait de ce qu’on allait faire avec ça.»

En même temps (ou presque) qu’il enregistre Quatre saisons dans le désordre avec Daniel Bélanger, soit à l’été et à l’automne 1995, Lemieux travaille assidûment sur Le Dôme. Composée pour son groupe Les Gamins du rythme, la musique de Fashion Victim inspire Leloup, qui planche rapidement sur les paroles. «Il avait une facilité incroyable à arriver avec des textes», résume le musicien. «Les deux, on tripait sur les ambiances sombres. Moi, j’étais encore dans ma phase In Utero

C’est dans le même esprit que se crée Vampire, une chanson lugubre aux contours grunge sur laquelle Lemieux joue de la basse. La percutante Sara, qui décape avec ses accents noise industriel, est enregistrée dans la même période et au même endroit, soit au studio Frisson de l’arrangeur émérite Michel Pépin. Occupé par différents projets, Lemieux est toutefois écarté de cette session : «Jean n’était pas très patient : si tu n’étais pas dispo au moment où il était prêt, il trouvait d’autre monde. Il avait besoin de faire de la musique en tout temps.»

C’est ce qui arrive également avec La drop sociale, composée en collaboration avec Christopher Anderson, leader du groupe Blood of Zion. «La chanson est, je crois, enregistrée sur un 4 tracks très tard durant la nuit», se souvient approximativement Jean-François Lemieux.

«Le plus ardu par après, ça a été de savoir quel musicien avait enregistré quelle session et quelle chanson», se rappelle Denis Wolff. «Fallait aussi faire un suivi pour savoir si tous les intervenants avaient été payés. Ça créait parfois des frustrations parce que certains musiciens donnaient leur 100%, et Jean les remplaçait quand même.»

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Certaines chansons ont donc une histoire mystérieuse et une genèse difficile à retracer puisque Jean Leloup refuse depuis longtemps d’accorder des entrevues à caractère nostalgique. C’est particulièrement le cas de pièces qu’il a écrites seul comme Sang d’encre et I Lost My Baby. «Celle-là, par contre, je me souviens qu’il l’a enregistrée en une prise avec sa choriste Monika», précise Wolff, à propos de ce succès incommensurable. «Il me l’a fait entendre et m’a dit : ‘’Tiens, j’ai enregistré ça hier…’’»

Le contexte d’enregistrement de La Chambre reste également insondable. En entrevue avec Laurent Saulnier du Voir en novembre 1996, Leloup aborde toutefois le pénible environnement dans lequel il se trouvait lorsqu’il a écrit et composé cette pièce : «Cette chanson, c’est la pauvreté absolue. C’est une époque où je n’avais pas un rond, et où j’habitais dans une maison de chambre où ça ne me coûtait pas cher, mais ça ne valait vraiment pas plus que ça. Tu peux difficilement tomber plus bas que dans cette Chambre. Même les squats, en autant que tu sois le moindrement social, c’est mieux..»

Dans cette même entrevue, le chanteur aborde la relation plus plaisante qu’il entretient avec Pigeon, une chanson reggae qui flirte avec le dub et le trip-hop : «Personnellement, je crois que [c’est] ma préférée [de l’album]. D’abord et avant tout parce que c’est une fable, où tu prends tes personnages et tu les remplaces par des animaux. Ça, j’adore ça, c’est une des plus belles choses qui existent dans la langue française.»

Sélection ardue

Les années 1995 et 1996 sont en partie marquées par un travail de sélection plutôt pénible, dans lequel Denis Wolff joue un rôle de premier plan : «À la fin, c’est moi qui ai fait le montage et décidé l’ordre des chansons. Il y avait une centaine de versions à trier, parfois même six d’une même chanson. Fallait aussi s’assurer d’avoir en main l’ensemble des bonnes versions. Pour ça, y a fallu que je travaille de très près avec Jean.»

Même s’il ne fait plus partie de l’entourage de Leloup à ce moment, Yves Desrosiers en garde un souvenir significatif : «J’étais en train d’enregistrer un album avec Gogh Van Go et je l’ai vu arriver avec ses boîtes dans un local juste à côté de notre studio. Je crois qu’il tentait de faire le tri parmi ses tonnes d’enregistrement. Jean a toujours eu honte d’être structuré, il trouvait ça naïf. Moi, ça me faisait rire parce que, malgré tout, il se débrouillait quand même bien tout croche.»

Devant ce travail colossal, l’auteur-compositeur-interprète développe une méthode de travail  fonctionnelle. «En réalité, ce disque-là, c’est un greatest hits», explique-t-il à Laurent Saulnier, dans ce même article du Voir. «J’ai demandé à quatre ou cinq personnes très différentes les unes des autres d’écouter mes nouvelles chansons, et de sélectionner celles qu’elles préféraient. J’en ai retenu deux ou trois de chacune. Ce qui explique la diversité. Mais ce sont des gens en qui j’ai confiance, dont je respecte les goûts, et je leur ai fait plaisir. Moi, à un moment donné, je n’étais plus capable de voir quoi que ce soit.»

Durant le processus, jamais Denis Wolff n’impose un quelconque échéancier à l’artiste : «On ne voulait pas lui donner une date de sortie. Tout ce qui importait pour nous, c’était ‘’est-ce que Jean est bien?’’. C’est de ça que découlait tout le reste.»

Au mois d’août 1996, Leloup revient sur scène pour une première fois en trois ans. Le spectacle donné au Spectrum dans le cadre des FrancoFolies dévoile le virage rock plus brut du chanteur, qui délaisse son traditionnel chapeau haut de forme et privilégie une mise en scène plus épurée. Lancé en septembre, l’extrait I Lost My Baby se fraie un chemin au sommet des palmarès radios de la province.

Un mois plus tard, Le Dôme parait (enfin) en magasin sous Audiogram. Le lancement a lieu le 28 octobre 1996 au Sona, une boîte de nuit de la rue Bleury, désormais fermée depuis plus d’une décennie.

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Lorsqu’il l’entend pour la première fois, Yves Desrosiers constate que plusieurs chansons sont, en fait, des versions enregistrées avec La Sale Affaire trois ans auparavant : «Je ne pensais même plus qu’il allait sortir, ce disque-là! J’ai effectivement été très surpris d’y entendre certaines de nos versions, notamment ce qu’on considérait comme des démos.»

Jean-François Lemieux est également étonné de plusieurs choix : «Je trouvais l’album excellent, mais j’étais pas certain de toutes les versions finales… Avec du recul, on peut dire que ça a très bien adonné puisque c’était le début du lo-fi.»

Impact instantané

La tournée ne met pas de temps à s’amorcer, et Leloup revient au Spectrum à la fin novembre pour trois soirs. À ce moment, Lemieux choisit plutôt d’accompagner Daniel Bélanger. «Pour ma santé mentale, j’ai choisi la tournée des Quatre saisons», blague-t-il, en référence à l’ambiance très fêtarde, voire déglinguée, des shows du Wolf.

C’est Alexis Cochard, seul rescapé de La Sale Affaire, qui prend sa place à la guitare et à la basse. Autrement, on retrouve Alain Bergé à la batterie, Monika Hynes aux chœurs, Mark Lamb à la guitare et James Di Salvio aux tables tournantes.En 1997, l’équipage se promène partout au Québec, notamment au Capitole en mai et au Spectrum en mars.

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À l’automne, Leloup obtient neuf nominations au Gala de l’ADISQ, mais ne met finalement la main que sur le Félix de l’auteur ou compositeur de l’année, coiffant au passage Louise Forestier, Fred Fortin, Gaston Mandeville et Zébulon. Il  est notamment défait dans les catégories album rock, interprète masculin, chanson populaire et spectacle de l’année, respectivement par Éric Lapointe (Invitez les vautours), Bruno Pelletier, Kevin Parent (Father On the Go) et Daniel Bélanger (Quatre saisons dans le désordre).

Succès critique unanime, Le Dôme s’avère également un succès populaire, comme le prouve sa mention platine, obtenue en 1998.

Instantanément (ou presque), son mélange brut et insoupçonné d’influences a des échos sur la scène alternative québécoise. L’alliage fougueux de Glee de Bran Van 3000, le premier album de la bande à James Di Salvio, en est probablement tributaire, à l’instar de la proposition lo-fi de Gros Mené et des expérimentations électro-rock de Lili Fatale et Basta, visionnaire duo formé de Stéfan Boucher et d’un certain Jean-François Lemieux.

Deux décennies plus tard, ce dernier garde de très bons souvenirs de cette période de sa vie : «Ce qui en reste, c’est surtout la naissance de mon amitié avec Jean. Une amitié très forte, fraternelle même… Jean, je le vois un peu comme un Miles Davis, dans le sens qu’il est capable de repérer de nouveaux musiciens qui, après ça, vont migrer vers d’autres projets intéressants. Je pense entre autres à Yves et James. Il a quand même un esti de talent exceptionnel!»

Pour Denis Wolff, Le Dôme reste un album d’exception : «Il n’y a jamais personne qui a écrit un album comme ça.  Ça documente l’état d’un créateur qui fait aucun compromis. Dès qu’on voulait le ramener à un rôle, à une position, il s’en allait. Pour lui, le son n’était pas important. L’important, c’était l’énergie, le texte, l’émotion… Vingt ans plus tard, je le vois encore comme un album assez sombre. En fait, il y a une chanson qui diverge, un soleil au milieu de la noirceur, et c’est Le Dôme

Pour Jean Leloup, l’expérience du Dôme a été des plus éprouvantes. Toujours dans le même article du Voir paru en 1996, le principal intéressé tirait des leçons de cette épreuve : «Je n’ai jamais beaucoup aimé les studios. La musique est une chose vivante, qui refroidit rapidement en studio. Parce qu’il n’y a pas que la chanson qui doit être bonne, il y a la prise aussi : les intentions, le son, la prise de son, etc. Dorénavant, je vais enregistrer au fur et à mesure que les chansons seront composées, entre deux spectacles, deux parties de tournée. Comme ça, les musiciens et moi, on sera bien réchauffés, même en studio. Ainsi, lorsque j’aurai une douzaine de chansons qui seront prêtes, dans des versions que j’aime, le disque sortira.»

C’est précisément ce qu’il fera deux ans plus tard avec Les Fourmis, qui récoltera un succès populaire aussi fort, sinon plus, que son prédécesseur.

Le Dôme – en vente sur iTunes / édition vinyle sur le site d’Audiogram

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