Il y a 15 ans : Ariane Moffatt – Aquanaute
Anniversaires d’albums marquants

Il y a 15 ans : Ariane Moffatt – Aquanaute

Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale. 

Œuvre marquante du renouveau électro pop qui a envahi la scène locale au tournant du millénaire, Aquanaute a connu un succès immédiat, propulsant sa créatrice au-devant de l’industrie musicale québécoise. À l’occasion de son 15e anniversaire, on revient sur sa genèse et son impact en compagnie d’Ariane Moffatt.

Née à Saint-Romuald, en banlieue de Québec, Ariane Moffatt est élevée à Longueuil, là où elle découvre Tori Amos, «son premier grand coup de cœur vocal». À la dernière année de son secondaire au collège Saint-Paul de Varennes, la jeune artiste suit le programme d’option musique et se découvre une passion qui définira ses futurs choix scolaires.

À l’été 1996, juste avant d’entrer au Cégep de Saint-Laurent en chant jazz, elle assiste à un enregistrement de Chabada, émission de télévision diffusée à TVA et animée par Grégory Charles. Sans le savoir, ce moment allait, en quelque sorte, changer sa vie. «Je suis allée là-bas avec des amis de mon secondaire. Durant les pauses, l’animateur de foule cherchait à trouver des gens qui chantaient dans l’assistance. Mes amis arrêtaient pas de dire mon nom, mais moi, je voulais rien savoir! (rires) Finalement, je me suis quand même retrouvée à chanter du Alanis Morrissette avec Grégory à la toute fin de l’émission. Sur le plateau, y’avait un gars qui travaillait pour Virgin avec le chanteur français Gérard de Palmas. Il s’appelait Éric Alain et il est peu à peu devenu mon gérant.»

Jouant dans «une couple de cover bands», la chanteuse crée également ses propres compositions. En 1998, au terme de sa dernière année collégiale, elle participe à Cégeps en spectacle. «C’était l’époque où j’avais les cheveux roses et où mes chansons s’appelaient Espace ou Poussière d’étoiles. (rires) C’étaient mes premières tounes écrites en solo, des chansons que je garde bien précieusement pour moi. J’avais un côté existentialiste assez deep, quand même cute avec du recul.»

Plus tard durant la même année, elle atteint la finale du prestigieux concours l’Empire des futures stars sous le pseudonyme @ri. «J’étais en formule trio avec Louis-Jean Cormier et Stéphane Bergeron», dit-elle, à propos des deux musiciens qui formeront Karkwa. «Ça a été un beau tremplin, car ça m’a amené des ouvertures professionnelles. J’avais notamment gagné un prix qui me permettait d’aller à Belfort en France me produire dans un festival brun. Ça m’a poussée à construire plus de tounes pour avoir un show complet.»

Grâce aux contacts d’Éric Alain, Ariane Moffatt intègre la formation trip-hop Tenzen, avec laquelle elle fait paraître 10 Zen à l’hiver 2000 sous l’étiquette Guy Cloutier Communications.  Bénéfique sur plusieurs fronts, l’expérience vient aussi avec son lot d’amertume. Désirant évoluer en tant qu’auteure-compositrice-interprète, l’artiste se retrouve ici à assumer uniquement le rôle de chanteuse. «En gros, c’était le projet de deux managers qui voyaient en moi l’incarnation de ce projet axé sur l’image et le superficiel. À la base, ce qui m’avait attirée, c’était la musique super cool de Xavier Bisson, un coiffeur chez Funky toque qui avait parti ce projet-là dans son sous-sol sur Saint-Hubert, mais qui ne voulait pas être mis de l’avant. Je tripais ben raide à voir son gear! Déjà, à ce moment, j’avais cette envie de flirter avec les textures électro, un peu comme Portishead

Avec le claviériste  du groupe Martin Tremblay, Moffatt donne quelques prestations au courant de l’année, notamment une au Spectrum dans le cadre des FrancoFolies. «Y’avait quelque chose d’anti-instinctif à travers tout ça… Je m’entendais bien avec Martin, mais je sentais surtout qu’on avait été crissés dans une pièce pour faire un band. Tout de suite après l’aventure, ça m’a rentré dedans… Je savais pas encore ce que je voulais en tant qu’artiste, mais chose certaine, j’avais compris ce que je voulais pas.»

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Une rencontre marquante

Poursuivant ses études, cette fois au baccalauréat en musique populaire et chant classique à l’UQÀM, la Montréalaise d’adoption lâche Tenzen dans les mois qui suivent et se fait repérer par Marc Déry, qui vient alors de faire paraître son premier album solo homonyme. «Marc m’a vue pour la première fois au bar Jazzons, au coin Ontario et Sanguinet. Je jouais des standards de jazz et des covers de The Police avec un piano et un «4-piece band». Je crois même que j’avais un verre de scotch entre les jambes! (rires) Il a probablement été interpellé par mon énergie.»

Sur le point d’entrer à sa dernière session au baccalauréat, Ariane Moffatt reçoit un appel du chanteur. «Je le vois comme si c’était hier… J’étais dans le chalet d’une amie, et il m’a demandé si je voulais partir avec lui en tournée. On peut dire que c’est lui qui m’a empêchée de finir mon bac!»

Durant l’automne 2000, elle se joint à Marc Déry pour la tournée panquébécoise Les FrancoFolies sur la route, qui met également en vedette Daniel Bélanger et le percussionniste français Mino Cinelu. À ce moment, l’idée d’un premier album germe dans la tête de la chanteuse, qui se sert de sa console Roland VS-880 pour enregistrer des maquettes dans son «premier appartement en ville».

Les textes apparaissent naturellement, au gré des montagnes russes d’émotions qu’elle vit au tournant de sa vingtaine. «Le début de ma vie d’adulte a été vraiment intense. J’avais un côté sombre dans lequel j’aimais me rouler. J’étais dans une période de souffrance et de quête identitaire, et je couchais sur papier tous ces sentiments bien intenses. J’étais surtout submergée par mes relations amoureuses, et je nourrissais l’interdépendance entre mes blessures et ma musique. En regardant ça avec du recul, je suis heureuse d’avoir vécu ça à fond et d’avoir été capable d’assumer toute ma fragilité. À mon sens, c’est ça le but d’un premier album.»

Le concept d’Aquanaute nait durant cette période de désordre émotionnel. «J’avais en tête l’idée d’un scaphandrier, d’un aquanaute qui irait chercher dans les profondeurs la matière nécessaire pour remonter à la surface. Bref, je voulais plonger là où c’est pas confortable, puis revenir avec le fruit de mes recherches sentimentales pour les révéler au grand jour. Musicalement, y’avait aussi cette idée d’apesanteur.»

Crédit : Laurence Labat.
Crédit : Laurence Labat

Labo créatif en trio

Avec ses acolytes Joseph Marchand à la guitare ainsi que Francis Collard à la programmation, Ariane Moffatt s’installe dans l’appartement de ce dernier au coin Gilford et Chambord, transformé pour l’occasion en «studio du caporal». «On avait vraiment des horaires bizarres…. C’était vraiment un labo au quotidien. Chacun était vraiment impliqué dans le projet: Joseph amenait la coloration harmonique, et Francis c’était le geek obsédé de gear qui faisait les beats.»

Si cette création en trio donne de la consistance aux compositions, l’artiste passe également de longs moments en solo pour en créer les maquettes. C’est d’ailleurs au studio de Marc Déry, qui lui «avait laissé les clés pour écrire», que Moffatt compose Poussière d’ange. «Je voulais écrire une forme de berceuse à ma grande amie qui, à ce moment, vivait une grossesse qu’elle ne pouvait pas poursuivre. J’me vois encore au piano en train de composer ça», se rappelle-t-elle, émue.

Point de mire voit le jour à la même époque. «J’avais composé cette toune-là sur un multipiste et, histoire de la faire approuver, j’avais fait entrer dans mon appartement un chauffeur de taxi haïtien pour lui faire écouter. Il a dansé un peu et m’a dit: ‘’yeah, c’est bon!’’ (rires) J’en demandais pas plus!»

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Ces deux chansons sont incluses sur une démo de trois chansons, complétée par Hasard. Suivant les conseils de Marc Déry, la chanteuse se rend à l’académie Saido, dojo de karaté où s’entraîne le directeur d’Audiogram Michel Bélanger, afin de lui en laisser une copie. «Marc m’a proposé de venir m’entraîner avec lui, en me disant que j’allais triper et qu’en plus, j’aurais la chance de rencontrer Michel», se rappelle-t-elle, en riant. «Juste après l’entraînement, j’ai glissé la démo dans son kimono!»

Peu après, le directeur convie la jeune musicienne au café Figaro dans le Mile End. «Ça a été un coup de foudre humain, il m’a signé directement. Il m’a dit de garder mon équipe intacte et de continuer la création de la même façon. C’est vraiment lui, mon grand manitou, mon mentor du milieu.»

En 2001, la création d’Aquanaute se précise avec cette idée générale d’«électronifier l’acoustique». Forte de ses études en musique, la chanteuse désire éviter les formats pop consensuels. «Je voulais faire évoluer et approfondir mon moyen d’expression afin d’éviter de jouer tout le temps juste les mêmes quatre accords. En même temps, je voulais pas trop forcer ça, car je voulais rester dans mon instinct. L’album est vraiment un combat entre le rationnel et l’instinctif.»

Les explorations sonores font partie intégrante du processus créatif. Alors que le rythme de Dans un océan est agrémenté de percussions produites par les mains de la chanteuse sur le rebord de son bain, Shanghai contient des bruits d’ambiance enregistrés dans le quartier chinois. «On voulait pas se limiter dans la recherche ni dans l’échantillonnage», résume la principale intéressée.

Crédit : Laurence Labat
Crédit : Laurence Labat

Le coup de pouce de Bélanger

Au moment même où cette quête artistique bat son plein, Moffatt s’implique dans un autre projet tout aussi demandant: la tournée Rêver mieux de Daniel Bélanger. S’amorçant en mars 2002 au Spectrum, la série de spectacles permet à la musicienne de se faire connaître à un plus large public un peu partout Québec. «Daniel a demandé ma main à Marc (Déry), et il a accepté», se rappelle-t-elle, en riant. «Pour vrai, j’avais jamais même pensé à être side musician dans la vie. Et là, d’avoir la chance de programmer des sons pour Daniel, ça me faisait capoter. En plus de tout ça, il m’avait confié ses premières parties, que je faisais en formule guitare-voix. Ça m’a donné un accès direct au public de Daniel, un beau public de mélomanes ouverts avec une bonne écoute.»

C’est donc en plein durant cette longue tournée que la chanteuse âgée de 23 ans fait paraître Aquanaute, le 4 juin 2002. Grâce à son passé avec Tenzen et sa contribution scénique aux tournées de deux chanteurs bien établis, elle obtient une couverture médiatique plus qu’enviable pour ce premier effort.

En demande, elle se fait offrir un spectacle extérieur aux FrancoFolies de Montréal en 2002. «C’est un peu ce show-là qui a tout fait basculer. J’ai eu la chance d’avoir une belle température en début de soirée sur la scène Ford et de transmettre mon amour à un public que je ne connaissais pas encore. C’est vraiment un moment marquant», se souvient celle qui, durant ce même festival, accompagnait aussi Bélanger au Métropolis.

Ariane Moffatt aux FrancoFolies. Courtoisie Audiogram.
Ariane Moffatt aux FrancoFolies. Courtoisie Audiogram.

Devant un succès en pleine ascension, Moffatt met un terme à sa collaboration avec le renommé auteur-compositeur-interprète. «Je me rappelle d’être dans mon bain et d’en venir à la conclusion que je pourrai pu accompagner Daniel. Je sentais qu’il fallait que je me consacre à mes propres projets, même si j’étais en tournée avec le chanteur le plus inspirant et le plus populaire du moment.»

Plusieurs défis attendent la Montréalaise lors de l’élaboration de son spectacle. Désirant intégrer l’électro «sans qu’il soit attaché dans un laptop», elle retouche les chansons à l’aide de Francis Collard et de Joseph Marchand. Afin d’ajouter un peu de groove à l’ensemble, elle fait aussi appel à deux nouveaux musiciens: le bassiste et choriste Maurice SoSo Williams ainsi que le batteur R&B Tony Albino.

Après quelques soirées de rodage à Saint-Eustache, Ariane Moffatt amorce la tournée Aquanaute à l’Usine C en avril 2003. «Ça a été une très longue tournée de près de deux ans et demi. Je faisais des spectacles dans des conditions de plus en plus merveilleuses. Pour vrai, c’était un grand bonheur», se souvient-elle, encore enthousiaste. «Avec du recul, je regarde ça et je crois que je l’ai quand même eu facile en début de carrière. J’ai toujours eu des salles remplies et j’ai jamais été obligée de passer par les petits bars.»

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Seule déception de cette faste période: son rendez-vous manqué aux Francofolies de La Rochelle 2003, édition annulée en raison d’un conflit opposant les employés de l’industrie du spectacle et l’État. «J’étais programmée dans un beau spot, à une heure de choix, mais malheureusement, tout ça n’a pas eu lieu… Quelques semaines avant, durant la Saint-Jean, j’avais rencontré Diane Tell qui m’avait invitée à venir la voir durant mon séjour en France. Quand j’ai su que mon show était annulé, je l’ai appelée pour lui demander si je pouvais quand même venir. En fin de compte, je suis allée faire du surf à Biarritz avec elle. (rires) C’était vraiment cool, mais bon, encore aujourd’hui, je peux pas m’empêcher de me demander ce qui se serait passé si le show avait eu lieu.»

En octobre de la même année, c’est la consécration pour la chanteuse au Gala de l’ADISQ. Nommée dans les catégories de l’interprète féminine, de l’auteur-compositeur et du spectacle de l’année, elle repart avec les Félix de l’album pop-rock et de la révélation de l’année, coiffant au passage Corneille, Lulu Hughes, Yann Perreau et, curieusement, celui qui lui avait donné sa première chance à la télévision, Grégory Charles.

«C’est là que ma vie publique a vraiment commencé. Le lendemain, j’étais à Chicoutimi, et la pharmacienne me reconnaissait. C’est ce qu’on appelle un changement drastique.»

Dans les années qui suivent, les explorations électro traversent la chanson pop québécoise. Si le premier album solo de Marc Déry (1999) et le troisième de Daniel Bélanger (2001) ont vraisemblablement initié cette tendance, le premier d’Ariane Moffatt lui donne un second élan grâce à sa façon bien singulière d’«électronifier l’acoustique», ce qui a probablement eu une résonance sur les travaux subséquents de Yann Perreau, Dumas, Daniel Boucher et Mara Tremblay.

Quinze ans plus tard, Ariane Moffatt se dit consciente de l’impact qu’a eu Aquanaute sur son époque. «Je crois que l’album vieillit d’une manière respectable, car au moment où il est sorti, c’était bien fait. Encore aujourd’hui, j’entends des tounes qui sortent et qui ont le même beat que Point de mire. (rires) Mais par-dessus tout, je le considère surtout comme ma mise au monde. C’est une photo de moi.»

Aquanaute – en vente ici

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