Pièce maîtresse de la chanson québécoise des années 1980, Un trou dans les nuages se présente comme une parenthèse audacieuse dans la carrière de Michel Rivard. Troquant sa recette folk caractéristique contre une exploration pop électronique bien de son temps, l’auteur-compositeur-interprète a redéfini le son d’une décennie au Québec. En cette année qui marque le 30e anniversaire de cet album incontournable, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie du principal intéressé.
Après avoir pris son envol en 1977 avec Méfiez-vous du grand amour, un premier album solo axé sur des arrangements folk dépouillés parfois teintés de jazz, Michel Rivard annonce sa décision de quitter Beau Dommage en 1978, ce qui mènera à la dissolution officielle du groupe. «On n’a jamais eu de chicanes à proprement dit, c’était simplement des frictions reliées à des décisions qu’on devait prendre tous ensemble, en démocratie. C’était ce genre de discussions qui pouvaient devenir gossantes à la longue, mais par-dessus ça, on restait des chums.»
Bien décidé à voler de ses propres ailes, le Montréalais refuse même de reprendre le cours de la création d’un album collaboratif de Beau Dommage et de Félix Leclerc, entamé en 1976. «On avait mis ça de côté à l’époque, car on était tous très occupés, et là, le gérant de Félix nous rappelait pour nous demander si on voulait continuer l’album. J’étais triste de dire non, mais je n’avais pas vraiment le choix… Oui, Félix existait encore, mais Beau Dommage n’existait plus.»
Sur une bonne lancée créative, il entame alors l’écriture de son deuxième album solo De Longueuil à Berlin, paru en 1979. «Encore une fois, je laissais aller mes accords de jazz et mes structures de tounes étranges. J’ai eu beaucoup de fun à faire tout ça, mais ça n’a pas été un succès sur le coup. Je crois que je n’ai eu aucun hit radio», dit-il, à propos de cet opus qui marque l’avènement de son Flybin Band avec Mario Légaré et Paul Picard.
Ouvrant ses horizons artistiques, Rivard participe à plusieurs pièces de théâtre et devient l’une des principales figures de proue de la Ligue nationale d’improvisation (LNI) au début des années 1980. En 1983, l’appel de la musique se fait ressentir, et il fait paraître son troisième opus Sauvage. «C’était un espèce de retour au folk rock. En quelque sorte, je retrouvais ma zone de confort. Pour l’occasion, j’ai profité d’une pause de Paul Piché pour lui emprunter ses musiciens : Mario Légaré, Réal Desrosiers, Rick Haworth et Daniel Jean. On est allés enregistrer ça sur un 16 pistes dans un petit studio de rien à Notre-Dame-de-Grâce. C’est pas mon album qui sonne le mieux, mais il y a une belle énergie.»
Avec le même groupe, le chanteur entame la tournée conjointe Piché/Rivard, nommée dans la catégorie du spectacle pop de l’année au Gala de l’ADISQ 1985. «Ça a été le début de mes grosses tournées. Je me suis mis à jouer beaucoup.»
Peu après, il joint la toute nouvelle étiquette Audiogram, qui compte déjà Paul Piché et Richard Séguin dans ses rangs. Le fondateur et directeur artistique Michel Bélanger lui arrive alors avec un projet ambitieux. «Il avait une vision. Il voulait me convaincre d’aller ailleurs… Et ça a marché! On était à l’époque de l’album So de Peter Gabriel, de ces albums faits avec des machines, des layers de synthés, de l’écho et un drum remplacé par une belle programmation. On s’en allait dans la direction contraire de Sauvage, soit quelque chose d’extrêmement hi-fi.»
«Les pieds dans le présent»
Pour l’occasion, Bélanger fait renouer Rivard avec deux de ses anciens collaborateurs, qui deviendront ses coréalisateurs pour l’album. Il s’agit de Paul Pagé, touche-à-tout qu’il avait connu comme assistant réalisateur à l’époque de Beau Dommage, et de Marie Bernard, compositrice qui avait joué des ondes Martenot sur Un incident à Bois-des-Filion, un classique de son répertoire. «Ces deux-là commençaient à triper sur les synthés et la programmation. Ils venaient d’ailleurs de terminer une aventure électronique avec Soupir», se souvient-il, à propos de ce trio éphémère, complété par Normand Brathwaite au chant.
Au printemps 1986, les trois futurs collègues apprennent à se connaitre avec une chanson test : C’est un mur. Le guitariste Rick Haworth et le batteur Sylvain Clavette se joignent à la session d’enregistrement, qui a lieu durant l’été. «J’étais très satisfait du résultat, ça m’a vraiment encouragé. Je peux pas dire que je me reconnaissais à 100% dans les arrangements, mais j’avais le sentiment d’avoir les pieds dans le présent. Je me permettais quelques critiques à l’occasion. Par exemple, si Marie arrivait avec un son de synth que je n’aimais pas, on le changeait.»
La relation qu’entretient Rivard avec Marie Bernard est déterminante pour la suite de la création. N’ayant que très peu de chansons d’écrites, «seulement des bribes de Libérez le trésor en version folk et de Le Privé en format presque punk rock», l’auteur-compositeur-interprète se laisse inspirer par la méthode de travail de sa nouvelle collaboratrice. «Elle venait chez moi avec un clavier, et ce qu’elle faisait m’incitait à écrire. Parfois, Sylvain Clavette venait aussi avec son drum et, ensemble, ils bâtissaient des séquences. Ces interactions-là me motivaient beaucoup.»
Désirant rendre justice à la direction musicale actuelle de son opus en devenir, le chanteur prend son temps pour écrire des chansons plus rassembleuses. «À ce moment, il y avait un courant planétaire de chansons engagées, et j’avais envie d’y aller avec des thématiques moins personnelles, de parler à un plus grand nombre que d’habitude.»
Jeune père, l’artiste témoigne de sa nouvelle réalité familiale à quelques reprises, notamment sur Petit homme et Libérez le trésor. «C’est la première fois que j’avais une blonde stable [NDLR : Katerine Mousseau, qui collabore à la réalisation de l’album], et j’étais en plein dans la paternité. C’était une vraie préoccupation pour moi de penser aux enfants. Par exemple, les personnages de Libérez le trésor sont nés d’observations que j’ai faites en regardant les jeunes qui vivent dans la rue. Je me demandais ce qu’il fallait que je fasse pour que le mien évite de s’en aller là.»
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Avec sa guitare, il compose plusieurs chansons, qu’il enregistre ensuite chez lui en version démo «avec un drum machine extrêmement basic et des petits sons de pad». «Ensuite, c’est Marie qui reprenait ça. Dans certains cas, comme sur Le Privé, elle a carrément rajouté des bouts, donc elle est créditée comme compositrice.»
C’est d’ailleurs elle qui le convainc de réactualiser Je voudrais voir la mer, chanson qu’il a composée l’année précédente avec le réalisateur Marc Pérusse et la chanteuse Sylvie Tremblay. Cette dernière a d’ailleurs récolté un certain succès radio avec cette pièce tirée de son album Parfum d’orage. «J’avais dit à Marie que je pourrais peut-être la reprendre, mais dans une version différente. J’étais très incertain, mais entretemps, elle a écrit un arrangement incroyable, une version presque symphonique avec des chœurs. Je n’avais comme plus le choix de la ressortir, même si j’allais potentiellement obscurcir la première version de mon amie Sylvie.»
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À l’automne, les sessions d’enregistrement s’amorcent au studio Lamajeure, situé sur la rue Bleury à Montréal. D’emblée, le fonctionnement diffère fortement de celui plus spontané et communautaire auquel Rivard est habitué. «Mes albums d’avant, on prenait une toune et on la faisait live. Sinon, on enregistrait les tracks de base d’une pièce et, durant la même journée, on la complétait avant de passer à autre chose. Là, on était complètement ailleurs. Marie et Paul avaient pas de mentalité de groupe. Ils avaient une méthode de travail plus corporate, en pièces détachées. C’est la première fois que je sortais de l’idée de la collectivité et du jam. Je mettais mon album dans les mains de gens extrêmement compétents et je me laissais diriger.»
Du bassiste Sylvain Bolduc aux batteurs Sylvain Clavette et Philippe Bernard, en passant par le trompettiste Laflèche Doré, le claviériste Marc Gillett ainsi que les guitaristes Yoland Houle, Geneviève Paris et Jean-Marie Benoit, sans oublier les amis et proches collaborateurs de Rivard (Haworth, Légaré et Picard), une horde de talentueux musiciens défilent au studio, enregistrant chacun leur tour l’ensemble des parties instrumentales qui composeront l’album. «Je peux pas dire que je comprenais où tout ça s’en allait, mais j’avais confiance. Je tripais sur les possibilités qu’offrait l’électronique. Je savais qu’on aurait un produit fini totalement dans l’air du temps.»
Les voix sont enregistrées à la toute fin du processus – d’abord celles de Rivard, puis celles des nombreux choristes, notamment Claire Pelletier, Francine Raymond, Monique Fauteux et Mario Légaré. «Je me retrouvais à faire un enregistrement composite : je chantais la chanson une dizaine de fois, et après coup, on choisissait les meilleures phrases parmi les enregistrements. C’est une technique très pop qui, à mon sens, manque de naturel. C’est vraiment le seul album que j’ai fait de même.»
Éminent succès et impact instantané
Après plusieurs mois d’enregistrement et de mixage, qu’assure Paul Pagé au studio P.S.M. à Québec, Un trou dans les nuages voit finalement le jour au mois d’avril 1987 sous Audiogram. Le succès est instantané, autant en magasin que sur les ondes radiophoniques, où entrent en rotation six extraits sur une période de près de deux ans. La critique lui est également favorable. «C’est le genre d’affaires qui arrive une fois de temps en temps, avoir à la fois le succès critique et populaire. Je crois que les gens ont bien aimé que j’essaie quelque chose de différent. Y’a personne qui s’est demandé qu’est-ce que je faisais là.»
À l’automne 1987, l’album reçoit les Félix du microsillon pop et du réalisateur de l’année. Au même moment, Rivard amorce une tournée qui durera plus d’un an. «Je crois avoir fait le tour du Québec deux fois, peut-être même trois. Ça a été une très belle aventure humaine. On avait un très bon show, rodé au quart de tour, où il n’y avait pas place à l’improvisation. Tout était programmé entre le drum électronique de Sylvain Clavette, et les synthés de Marie Bernard et de Claude Chaput qui étaient contrôlés par le tempo. Avec moi, il y avait aussi Rick Haworth, Mario Légaré et Claire Pelletier. On avait un décor, une console de la mort et un gros système d’éclairage.»
Au printemps suivant, un an après sa parution, Un trou dans les nuages est toujours numéro 1 des ventes au Québec, grâce au soutien de la radio et à la très populaire tournée, qui rafle d’ailleurs les Félix du spectacle et du sonorisateur de l’année au Gala de l’ADISQ 1988. Ce soir-là, Rivard obtient aussi la prestigieuse statuette de l’interprète masculin de l’année, tandis qu’Yves Simoneau rafle celle du réalisateur de vidéoclip de l’année (pour Le Privé).
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Un trou dans les nuages ne met pas de temps à s’imposer comme une référence sonore au Québec. Porté par une esthétique plus planante et délicate que les explorations new wave en vogue depuis le début de la décennie, son croisement entre chanson pop et teintes électroniques devient une tendance forte chez des auteurs-compositeurs-interprètes de notre scène musicale, notamment Paul Piché et Francine Raymond. Quant à elle, l’esthétique méticuleuse et résolument moderne de Paul Pagé, emblématique des premières années d’existence d’Audiogram, trouve ensuite écho auprès de Pierre Flynn (sur Le Parfum de hasard, automne 1987), Richard Séguin (sur Journée d’Amérique, 1988) et, dans une moindre mesure, Jean Leloup (sur Menteur, 1989).
Éclipsée par un retour bien senti du rock dans les années 1990, cette approche électro-pop très minutieuse est réactualisée au tournant du millénaire avec l’album Rêver mieux de Daniel Bélanger et une nouvelle génération d’artistes ingénieux comme Ariane Moffatt, Yann Perreau et Dumas. «Même encore aujourd’hui, je me fais parler de cet album-là par des jeunes musiciens. En fait, je crois que c’est un album qui vieillit mieux maintenant qu’en 1997, par exemple… Avec les années, on dirait que tout ce qui pouvait être cheesy comme les vieux synthés analogiques et la flute de pan est devenu vintage.»
Mais au-delà de son influence sur la musique d’ici, Michel Rivard dit apprécier cet album pour l’ensemble des retombées qu’il lui a amenées, même s’il n’a jamais eu envie de renouer avec ce genre d’esthétique très léchée. «Ça a contribué à agrandir mon public, donc je serais bien niaiseux de m’en plaindre. Pour moi, ça reste une belle aventure, mais une fois la poussière retombée, je me suis rendu compte que j’avais pas le goût de retourner là. Been there, done that! J’avais juste envie de reprendre ma guitare.»
Un trou dans les nuages – en vente sur le site de Michel Rivard
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