Il y a 20 ans : Daniel Boucher – Dix mille matins
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Vendu à plus de 100 000 exemplaires, Dix mille matins a contribué à la refonte de la chanson québécoise du tournant des années 2000. À quelques semaines de son 20e anniversaire, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie de Daniel Boucher.
Né à Montréal en 1971, Daniel Boucher apprend la théorie musicale et le violon dès l’enfance, participant au passage à quelques concerts de musique classique avec ses camarades de classe. Malgré cet apprentissage hâtif, il choisit de mettre la musique de côté durant ses études postsecondaires et opte plutôt pour un programme en génie civil au cégep Ahuntsic vers la fin des années 1980.
C’est lors de sa cinquième session, à l’automne 1991, qu’il se produit à nouveau sur scène. Dans le cadre du concours Cégeps en spectacle, il interprète deux chansons de Robert Charlebois: The Frog Song et Les ailes d’un ange.
Le choc est instantané: «Au début du numéro, j’étais presque un finissant en génie civil. Après être sorti du stage, j’étais rendu un auteur-compositeur-interprète qui s’assume pas encore, mais qui vient de recevoir un coup de pelle dans le front. C’est là que j’ai compris que la musique, ça pourrait pas seulement être un passe-temps dans ma vie. Je pourrais pas me contenter de chanter une fois par année au party de la compagnie. C’était bouleversant comme révélation. Comme un coming-out, y a fallu que je commence par accepter ce que je suis et ensuite, y a fallu que je le dise à ma famille, ce qui était loin d’être évident. Ma mère a pas été surprise de ça, mais la famille de mon père, qui était mort quelques années avant, ça a été plus tough. Après la grosse douleur que j’avais vécue en lien avec ce décès-là, ma famille voulait que j’aille une belle vie et que je choisisse un domaine sécuritaire et stable comme le génie civil. Mon grand-père, c’est un Gaspésien venu au monde dans le fond d’un rang en 1926. C’est un gars qui a toujours travaillé avec ses bras et qui avait une intelligence exceptionnelle. Mais, le chemin vers la chanson, ça lui disait rien.»
Malgré ce que son entourage lui dit, le jeune adulte de 20 ans décide de ne plus aller à ses cours à la session d’hiver. «Mais j’avais des bons chums en génie civil… Ils ont mis mon nom sur tous les travaux de la session, donc j’ai fini par passer mes cours pareil.» C’est durant cette période qu’il forme son premier groupe, Louise et les gentils meussieux, avec des collègues du cégep rencontrés durant le concours. «Notre but, c’était de faire des shows dans les bars, donc on a pratiqué toute la session pour ça. L’été, ça a commencé à décoller un peu partout en région, de Saint-Jérôme jusqu’en Abitibi. On jouait du Charlebois, du Led Zeppelin, du Beatles, du Doors… Bref, des classiques du rock. C’était ça, notre gagne-pain.»
À l’automne 1992, une rencontre avec l’orienteur de son cégep s’impose afin de lui permettre de participer à un autre concours reconnu de l’époque. «Il me restait trois cours à faire, mais j’avais pas l’intention d’y aller. Je lui ai dit: “Écoute, je veux m’inscrire à temps plein au cégep, mais j’irai pas à mes cours… Tout ce que je veux, c’est faire Cégep Rock.” L’orienteur a replacé ses lunettes, a appelé sa secrétaire… pis ça a marché! Dans mon bulletin, j’ai eu des 0 partout, mais je m’en sacrais! Tout ce que je voulais, c’était être musicien.»
En vue du concours et de son audition imminente pour entrer dans le programme de musique au cégep de Saint-Laurent, Boucher pratique assidûment son jeu de guitare. Inspiré par certains de ses artistes préférés, notamment Michel Rivard, les Beatles, Jimi Hendrix et, évidemment, Robert Charlebois, il se met également à écrire ses premières chansons. Du lot, Le poète sous la pluie (une version embryonnaire du Poète des temps gris) s’impose comme l’une de ses plus abouties. «La toune part d’un flash que j’ai eu un soir, le genre de soirée où j’étais disposé à recevoir ce genre de flash là… Disons-le de même!» se souvient-il, en riant. «C’était la révélation d’une perception de l’Autre, d’une perception qui va au-delà de la peau, au-delà du linge. Je fixais quelqu’un dans les yeux et je sentais que je pouvais aller voir en arrière de son visage, au plus profond de son âme. J’ai travaillé sur la chanson pendant plus de cinq ans. J’ai retravaillé constamment le riff, mais la suite d’accords, elle est restée pas mal la même. Elle avait une touche beaucoup plus rock que la version finale de l’album. Quelque chose de plus près de Soundgarden.»
Le groupe rafle finalement le concours au mois d’avril 1993. Dans ses plans: l’enregistrement d’un premier album et une participation à l’Empire des futures stars, concours organisé par la station radiophonique CKOI qui a notamment révélé Les Parfaits Salauds, Les Colocs et Zébulon. Mais des divergences d’opinions au sein du groupe freinent cet élan quelques mois plus tard. «J’ai choisi de débarquer, car on avait pas les mêmes plans de vie. On s’est chicanés… Ça a été une grosse rupture, j’ai eu de la peine. Asteure, on se reparle, mais ça a fait mal. Vraiment mal.»
Refusé au cégep de Saint-Laurent, en raison de son jeu de guitare «pas assez avancé», Boucher choisit d’entrer dans un autre programme de musique: celui du cégep Joliette (devenu le Cégep régional de Lanaudière depuis sa fusion avec deux autres institutions collégiales en 1998). Celui qui habite chez sa mère à Saint-Gabriel, village voisin de la région de Lanaudière, découvre alors une scène musicale en pleine effervescence. «Je me suis ramassé là-bas avec des gars que j’connaissais pas, mais qui faisaient tous de la musique dans un paquet de bands, dans plein de bars de la ville. Des gars comme Martin Deschamps, Yann Perreau, David Brunet, Stéphane Yelle (Yelo Molo), Éric Beaudry (De Temps Antan)… Ça trippe, on a du fun, on boit de la bière, on joue de la musique. Vraiment, y a de quoi qui se passe.»
C’est avec deux de ses nouveaux acolytes, Frédéric Beauséjour et Richard Pelland, qu’il forme Le temps des tourmentes au courant de l’année 1994. À leurs côtés, il interprète quelques-unes de ses nouvelles chansons sur scène, notamment Marcher, Le monde est grand (toutes deux publiées sur son troisième album Le soleil est sorti) et Deviens-tu c’que t’as voulu?, chanson emblématique de Dix mille matins, dont le message guidera le concept autothérapeutique de l’opus quelques années plus tard. «On jouait cette toune-là de manière très originale, en chantant tous les trois les paroles à l’unisson. C’était vraiment écœurant!»
Le trio rafle le concours Cégep Rock en 1995. «Cette victoire-là venait avec un séjour en Europe, où on est allés faire quelques shows. On a aussi fait quelques festivals durant l’été. Mais, après quelque temps, on a bien vu qu’on voulait pas vraiment être un band et qu’on voulait plutôt chacun tracer notre voie comme auteur-compositeur-interprète. Après un an, le band est mort de sa belle mort.»
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Boucher reprend donc sa route en solo, mais les temps sont durs, autant sur le plan moral que financier. «Je finissais mon DEC et j’avais pus de band, pas de job… C’était tough. Mais y était pas question que je me trouve un travail, car je savais que toutes les heures que je mettrais là-dessus, c’était des heures que je mettais pas sur mon rêve. Je suis donc allé au bureau de l’aide sociale à Berthier», confie-t-il. «Je m’assois dans le bureau, et le gars m’arrive avec un formulaire d’encouragement à la réinsertion d’emploi, en m’expliquant que l’aide sociale, c’est du dernier recours et qu’en tant que gars dans la vingtaine, je suis apte au travail. Je commence à lire ça et je réalise qu’il me prend pour un illettré. Je le regarde et je lui dis: “Écoute, je suis capable de me présenter à un employeur, de me faire un CV, de me trouver une job… C’est pas ça, l’affaire. L’affaire, c’est que j’veux écrire des tounes, donc je peux pas travailler… Je travaille déjà!” En fin de compte, ça a passé. J’ai reçu des chèques pendant peut-être deux ans.»
Toujours installé dans la chambre de sa maison maternelle, le musicien travaille sans relâche, s’arrêtant seulement «pour manger et dormir». C’est là que naissent Un inconnu et Aidez-moi, deux chansons qui installent le ton de l’album. Puissant cri à l’aide, cette dernière témoigne tout particulièrement de l’état morose du chanteur. «J’étais dans le creux. J’étais bien entouré, j’avais une bonne famille, mais j’avais 24-25 ans pis j’étais sur le B.S.! Et, vraiment, j’étais pas fier de ça. C’est ça que ça veut dire, “y s’passe pas c’qui devrait s’passer”. Je voyais le temps passer, je voyais mes chums se bâtir des maisons, certains artistes obtenir des beaux succès… J’avais notamment vu deux gars de mon âge, Kevin Parent et Éric Lapointe, percer de manière atomique dans les deux dernières années. Y avait aussi des gars de la Beauce que j’avais rencontrés à Cégep Rock qui commençaient à faire bien du bruit. Ils s’appelaient Noir Silence… Pis moi, c’était laborieux! J’avais hâte que ça m’arrive aussi.»
Tentant toujours de faire sa place dans les concours, Boucher présente Aidez-moi au Festival de la chanson de Granby en 1995. L’expérience est loin d’être concluante. «Après mon audition, j’avais une rencontre avec des professionnels du milieu, qui me disaient mes points forts et mes points faibles. Y en a un qui m’a dit que mon style et ma façon d’écrire étaient complètement dépassés. Il m’a regardé dans les yeux en me disant: “On ne chante plus comme ça aujourd’hui!” Tu te rends-tu compte comment fallait croire à son affaire pour continuer après ça? Ce gars-là aurait pu me détruire.»
Nouveaux horizons
Le vent s’apprête toutefois à tourner en 1996. De passage au Festival en chanson de Petite-Vallée, il se rend en finale, ce qui lui donne un peu d’espoir pour la suite des choses. «J’ai appris beaucoup de choses. C’est là que j’ai compris que mon affaire, ça se peut.»
Sympathique chronique sur son enfance, Boules à mites rend compte d’une écriture plus lumineuse. Le mot inventé «ablazdablouéyaranachouizéyagaouère» témoigne du foisonnement d’idées qui habitent alors l’esprit du créateur. «J’ai tellement trippé à écrire c’te toune-là! J’fumais du haschich pis j’étais pas mal inspiré. De temps en temps, j’ajoutais un peu de vin rouge à tout ça. Pour moi, le plus important, c’était d’exprimer le plus clairement possible ce que je ressentais. Et là, durant Boules à mites, y avait tellement de connexions d’images et de sons dans ma tête que c’est ce mot-là qui est arrivé. C’est un peu l’incarnation de tous les souvenirs et de tous les morceaux de vies éparpillées qui se bousculaient dans ma tête. Ablazdablouéyaranachouizéyagaouère, ooohhh Madame!»
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Pour le principal intéressé, la sonorité des mots est aussi importante que leur sens. Même s’il prend forme de manière assez intuitive, son mélange de français, de joual, d’anglais et de mots inventés nécessite un peaufinage. «La langue qu’on parle ici, c’est une des langues les plus musicales au monde. Faut juste être capable de l’accepter. Et, surtout, ça demande un effort pour la faire sonner, cette langue-là. Elle est partout dans la rue, notre langue, mais faut être sensible à ses subtilités. On associe souvent le joual à une paresse intellectuelle, à une pauvreté culturelle, à une nonchalance. À l’origine, c’était effectivement le cas. Les gens s’exprimaient de même, car ils avaient de la misère à s’exprimer. Mais là, il faut se défaire de cette mentalité-là et se rendre compte de toute la richesse qu’on a créée. Moi, depuis mes débuts, j’essaie d’écrire comme je parle. J’arrive avec des mots que j’aime, qui s’emboîtent bien les uns aux autres, et je les ajoute dans le grand bol à salade des mots», explique l’artiste, donnant comme exemple «désise», une traduction francisée de «disease».
Écrite à l’été 1996, cette pièce est une réflexion honnête sur l’image que son auteur projette. «Je suis un crotté/Un égocentré/Je suis un pas d’cœur, un pas d’classe, un charmeur/Courailleux, va-nu-pieds», y chante-t-il en amorce. «C’est mon ressenti par rapport à la perception que certaines personnes avaient de moi. À ce moment-là, j’étais toujours chez ma mère et je descendais de temps en temps en autobus à Montréal. J’allais dormir chez mon meilleur ami Étienne. Un soir, je suis sorti prendre une bière et, quand je suis revenu, il était couché. Je me suis assis à la table de la cuisine et j’ai commencé à écrire sur des post-it qui traînaient en pile sur la table. Ça a sorti tout seul: “Je suis un crotté/Un égocentré…”. Une dizaine de post-it plus tard, je suis allé me coucher. Étienne, quand il s’est levé, a vu ça et m’a dit: “Wow, Dan! T’as écrit une toune!” Y a sûrement eu du petit peaufinage par la suite, mais pas tant que ça.»
À l’hiver 1997, le rythme de création va toujours bon train: «Le canal était ouvert. J’avais du fun, j’écrivais facilement.» Fan de l’album Tiny Music… Songs from the Vatican Gift Shop de Stone Temple Pilots, paru l’année précédente, il compose la chanson Silicone. «J’ai entendu le riff de la toune [youtube href= »https://www.youtube.com/watch?v=NIfC65pSNWA »]Pop’s Love Suicide[/youtube] et j’ai appuyé sur stop. J’ai pris ma guit et j’ai décidé de faire à peu près la même affaire, mais avec un picking différent. Ensuite, pour le refrain, j’ai composé de quoi de plus mélodieux.»
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Avec une dizaine de chansons en banque, Boucher entrevoit plus clairement le thème de son album. «Plus les tounes arrivaient, plus j’avais ce feeling-là d’autothérapie. Je voulais construire un album présentant un gars qui, au fur et à mesure que l’album avance, devient en paix avec lui-même.»
Plus confiant que jamais, l’auteur-compositeur-interprète retente sa chance au Festival en chanson de Petite-Vallée en 1997 avec trois nouvelles chansons: Délire, Boules à mites et La désise. Lors d’un atelier avec un professionnel, cette dernière est analysée en profondeur. «On a creusé jusqu’au quatrième degré chaque partie du texte, tout en se questionnant sur chacune de mes rimes, chacune de mes tournures de phrases. Puis, rendu à la toute fin, il accroche à “Ma gang de malades/Vous êtes donc où?” Il me dit: “Ces dernières lignes-là, elles ont aucun rapport dans la toune… Scrappe ça!” Je lui ai dit: “Je sais pas quoi te répondre, mais c’est sûr que je les garde…” Tu te rends-tu compte si je l’avais écouté? On serait pas assis ici ensemble aujourd’hui.»
Décollage
Malgré cette autre rencontre peu convaincante, Boucher repart avec les grands honneurs de cette édition du festival. «C’est précisément là que ça a décollé. J’ai gagné quatre prix. Le buzz était fort.»
Parmi les cadeaux qu’il reçoit, l’artiste est invité à prendre part au Festival de la chanson de Granby. «Mais pas en tant que concurrent… À titre d’observateur seulement!» précise-t-il, sourire en coin. «Le hasard a bien fait les choses, car sur place, il y avait plusieurs professionnels du milieu, dont Marc Pérusse. Je le connaissais par l’entremise de son travail avec Luc De Larochellière, que j’aimais beaucoup. Donc, je me suis mis à parler de mon projet qui s’appelait déjà Dix mille matins [le nombre de jours approximatifs d’une personne de 27 ans]. Je lui ai raconté que c’était l’histoire d’un gars qui était malheureux au départ pis qui, après avoir passé à travers un paquet d’états, finissait heureux à la fin. Il a semblé intéressé.»
Profitant d’un vif engouement dans l’industrie, le chanteur revient s’installer à Montréal, tout près du carré Saint-Louis. Lors d’un spectacle qu’il donne au P’tit bar sur Saint-Denis en 1998, il constate que quatre compagnies de disques sont sur place. Ce soir-là, c’est Yann Perreau et David Brunet qui l’accompagnent à la batterie et à la basse. «Le show était à 100 pieds de mon appartement. J’étais déjà en négo de contrat. J’ai eu cette chance-là de pas courir après mon contrat. Malgré tout, j’ai pas joué à la petite pop star qui demande la lune.»
En fin de compte, Boucher choisit d’y aller avec GSI Musique, la compagnie de son gérant Martin Leclerc. Dès le printemps 1998, l’enregistrement de son album s’amorce au studio Le Divan Vert sur Gilford avec Marc Pérusse à la réalisation. «Les sessions ont duré un an on and off. À travers ça, j’avais un peu de gigs, mais pas tant que ça. C’était encore très tough financièrement, mais j’étais heureux. Une partie de ma vie commençait à se dessiner.»
La chimie entre Pérusse et Boucher prend forme assez rapidement, mais certains compromis doivent être faits de part et d’autre. Alors que le réalisateur a un penchant pour les atmosphères planantes et les touches électroniques, l’auteur-compositeur-interprète aime le rendu plus brut et rock de ses chansons. «On a cherché à faire la fusion la plus fluide entre rock et électro. On écoutait beaucoup de Portishead et de Radiohead à l’époque. C’était dans l’air du temps d’aller vers ces sonorités-là, de ramener les synthés, mais sans qu’ils prennent trop de place comme dans les années 1980 […]. Y a certains changements qui ont été difficiles à accepter, je le cacherai pas. Je pense à des tounes qui ont complètement viré, comme Boules à mites par exemple. Mais, en même temps, si je suis allé chercher Marc, c’est que je savais que ça me prenait un gars avec une empreinte de même, un style aussi marqué. Je voulais mettre toutes les chances de mon côté pour que ça marche mon affaire. Et, si je l’avais pas vraiment aimé cet album-là, c’est certain qu’il serait jamais sorti», assure-t-il.
L’apprentissage que fait le chanteur en studio est immense. «Marc m’a enseigné la rythmique en chantant. Il me disait: “Dan, tu chantes dans les airs. Ton interprétation est bonne, le feeling aussi, mais t’es dans les airs… Essaie de sonner comme un hi-hat! Jean Leloup, il chante de même!” Bref, c’est lui qui m’a enseigné le flow. C’est aussi lui qui m’a enseigné à travailler méthodiquement. On écoutait chaque bout de phrase que je chantais et on le notait sur 10. Ensuite, on passait des heures au téléphone le soir à jaser de l’album. Il a été comme mon grand frère durant cette année-là.»
Également accompagné par Guy Dubuc aux claviers et à la programmation, Marc Lessard à la batterie, Joe Petrella à la sonorisation, Paul Picard aux percussions ainsi que Daniel Hubert, Frédéric Beauséjour et Réjean Bouchard à la basse, Boucher explore plusieurs avenues durant cette année d’enregistrement. Ma croûte naît de façon totalement inopinée. «Marc était en break, moi, j’étais resté dans le booth avec Marc Lessard et Guy Dubuc, et Joe était resté en arrière de sa console. Les gars ont parti un jam, et j’ai embarqué par-dessus en faisant des onomatopées, genre “hi ha ha ho”. Après quelques minutes, c’était devenu “enweille en haut, enweille en haut”. Les gars sont tombés dans une structure de couplet et, tout d’un coup, j’ai fait le lien avec un texte que j’avais commencé. Ça a sorti de même: “C’est de la faute des autres/C’est de la faute de toute…” Quinze minutes après, on avait la toune.»
Dix mille matins paraît le 12 octobre 1999 sous GSI Musique. Loin de se sentir délivré après avoir autant travaillé, Daniel Boucher est aux prises avec une certaine angoisse. «Là, j’avais un questionnement énorme, un doute énorme. Pour la première fois, j’allais vivre avec l’impression des gens, celle des médias, de la famille pis des chums.»
Rapidement, l’accueil critique qu’il reçoit contribue à disperser ses doutes. «On ne peut que s’incliner devant Boucher et sa générosité à nous faire partager les fruits de ses introspections, de ses délires et de ses espoirs. Pas de doute, on assiste à la naissance d’un personnage singulier au pouvoir d’attraction indéniable», écrit notre ancien collaborateur Eric Parazelli le 27 octobre 1999.
«J’ai eu un gros coup de pouce du milieu des médias et, plus généralement, de l’industrie. J’ai été accueilli dans la famille vraiment vite. Peut-être même un peu rapidement… La place qu’on m’a donnée, c’est le genre de place que tu vas chercher après 20-30 ans de carrière. En fait, avant même que l’album sorte, Michel Rivard connaissait les tounes. À Petite-Vallée, j’avais passé une semaine avec Gilles Vigneault et Plume. C’était immense pour un nouveau comme moi.»
Après avoir assuré la première partie de Gildor Roy à l’automne 1999, Daniel Boucher se lance avec sa propre tournée au printemps 2000. À ses côtés: Jean-François Houle à la basse, David Brunet à la guitare et Sylvain Clavette à la batterie. «On est rentrés au Corona en mars. Là, y avait du monde. On sentait qu’il se passait de quoi de fort.»
En contrepartie, le succès à la radio commerciale n’est pas aussi puissant. Les trois premiers extraits lancés à la radio, Aidez-moi, Silicone et Ça, ne jouent que très peu sur les ondes. Résultat: les ventes ne sont pas à la hauteur de l’engouement général. «Après un an, on avait juste 20 000 albums de vendus. Ça semble énorme aujourd’hui, mais dans ce temps-là, on pouvait pas dire que c’était un gros succès. À un moment donné, après les trois extraits, je suis descendu en Gaspésie pour écrire des tounes dans un chalet dans le bois et, sur la route, je jasais avec Lise Raymond, qui s’occupait de ma promotion radio. Je lui ai dit que, pour le prochain extrait, j’aimerais qu’on lance La désise, car c’était de loin la chanson que j’aimais le plus chanter. Elle m’a dit: “Dan, j’ai de la misère à figurer comment les radios vont accepter une toune de plus de cinq minutes qui commence par ‘Je suis un crotté’.” Je lui ai dit: “Dans l’cul, on l’essaie pareil!”»
Le vent tourne à l’automne 2000, précisément lors de la 22e édition du Gala de l’ADISQ. Récoltant une douzaine de nominations pour son spectacle et son album cette année-là, Daniel Boucher repart avec les statuettes très prisées de la révélation et de l’auteur ou compositeur de l’année, surclassant Marc Déry et Alain Quirion, Muzion, Paul Piché et Marie-Jo Thério pour cette dernière. Mais le 4 novembre 2000, c’est surtout son interprétation de La désise qui marque les esprits. «J’ai eu la chance de faire cette toune-là au complet avec la même chorégraphie que dans le vidéoclip. J’ai fait monter du monde de la salle sur le stage, c’était vraiment malade. Pis, voilà, le surlendemain, c’était pus pareil. J’allais faire mon lavage dans une buanderie sur Ontario, et ça se mettait à klaxonner en me criant: “HEY, MA GANG DE MALADES”. Là, c’était parti pour vrai. Les radios ont embarqué, on a senti une grosse vague.»
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La peur de devenir un one-hit-wonder est évidemment présente, mais Boucher rectifie rapidement le tir, en revenant avec deux autres extraits, Boules à mites et Le poète des temps gris, qui obtiennent un succès moins fort, mais tout de même important. «Pendant un bout de temps, j’ai eu l’impression que je devenais ma toune, mais aujourd’hui, je me trouve chanceux que cette chanson-là soit arrivée. Tu te rends compte? J’ai la chance d’avoir une toune que tout le monde connaît. Ce qui est drôle, c’est qu’après ce succès-là, les radios acceptaient toutes les tounes qu’on leur envoyait et ont même pris la liberté d’en embarquer d’autres dans leur rotation, sans nous en parler. C’était comme le monde à l’envers», se souvient l’artiste, évoquant Deviens-tu c’que t’as voulu?.
L’impact de Dix mille matins est tangible dans les années suivantes. À l’instar du premier album de Marc Déry, paru quelques mois auparavant, il vient donner le coup d’envoi à la chanson québécoise des années 2000 grâce à son mélange entre couches électroniques et mélodies pop rock planantes. On peut également faire un lien entre l’usage décomplexé et fort original du joual qu’on y retrouve avec celui de plusieurs auteurs-compositeurs-interprètes à la langue colorée et inventive comme Yann Perreau, Martin Léon, Bernard Adamus et Jérôme 50.
À l’aube du 20e anniversaire de son premier opus, qui a été réédité en 2013 sous son étiquette Boucane Bleue, Daniel Boucher se dit fier d’avoir mis autant d’efforts à l’écrire et à le finaliser. «J’ai jamais compris le concept d’un premier album comme carte de visite. Non, c’est pas une carte de visite, c’est un album!» insiste le néo-Gaspésien, qui travaille actuellement sur de nouvelles chansons. «Moi, j’ai toujours abordé ce disque-là de manière très sérieuse. Et il était pas question que ça puisse devenir autre chose qu’un album solide. En bas de ça, j’attendais pis je retournais travailler dessus.»
Dix mille matins – en vente sur Boucane Bleue