«Il faut une certaine rareté pour que la culture ait de la valeur»
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«Il faut une certaine rareté pour que la culture ait de la valeur»

Selon le Dr. Will Straw, spécialiste en culture urbaine de l’Université McGill, la culture de la nuit était déjà en crise avant le confinement. «Les villes comme Berlin, Paris ou Toronto commencent à reconnaître officiellement que les salles de spectacles et les clubs font partie du patrimoine de la ville et qu’il faut les protéger.»

Pour cette nouvelle série, Voir s’entretient avec des acteurs du milieu culturel. Avec les interdictions de rassemblements, difficile de savoir de quelle façon pourra reprendre la vie culturelle. Ensemble, on examine la situation. 

Pouvez-vous me décrire votre champ d’expertise? 

Je suis professeur d’étude des médias à McGill, et mon travail porte surtout sur la culture urbaine. De plus en plus, mes intérêts se sont tournés vers la culture de la nuit, mais aussi de sa gouvernance. Depuis dix ans, il y a plein de choses qui se passent avec les conseils de nuit, les maires de nuit, les batailles autour de la gestion du bruit et de la gentrification. Je me concentre de plus en plus sur ce sujet dans mes recherches. 

La crise de la COVID a grandement affecté la vie nocturne et on peut dire que cette industrie a été l’une des premières victimes. Comment voyez-vous le retour du secteur des bars et des salles de spectacle avec les règles de distanciation sociale?

On va voir les gens essayer d’organiser les bars, les clubs, les évènements pour qu’ils puissent quand même accueillir du monde. C’est sûr que ça va être une crise dans beaucoup de domaines comme le cinéma, le théâtre. Une partie de l’offre va aller en ligne, mais ça ne peut pas être le cas pour la culture de la nuit. On va observer toutes sortes d’innovations pour tester les gens avant d’entrer dans un club, si tu es vacciné, etc. Tout le côté sécurité à l’entrée des boîtes de nuit sera beaucoup plus sévère. 

On pourrait même penser à des innovations comme des restaurants-clubs. On a déjà un peu ça en France dans les bars avec une ambiance musicale, où tu t’assoies avec tes amis, tu bois, tu manges, il y a de la musique et une certaine distance. C’est sûr que comme tu as dit, les bars, les boîtes de nuit ont été les premiers à fermer, et ce seront les derniers à réouvrir. 

On va vu émerger comme solution temporaire, la numérisation des concerts virtuels, des soirées de DJs sur Twitch, par exemple. Est-ce que vous voyez ça comme une solution qui va rester après la crise?

Je n’ai jamais eu autant de chance d’écouter des DJs, de regarder des films, de lire des livres gratuits, mais tout ça contribue à la dévalorisation de ces objets culturels. Les gens vont trouver de plus en plus difficile de payer pour aller un DJ ou un groupe, parce qu’on devient habitué de les avoir gratuitement à la maison. On est dans une abondance culturelle et ça contribue à la perception que tout est gratuit. Il y a trop de choix. Il faut une certaine rareté pour que la culture ait de la valeur. 

On est dans une abondance culturelle et ça contribue à la perception que tout est gratuit. Il y a trop de choix. Il faut une certaine rareté pour que la culture ait de la valeur. 

Quelles idées d’ailleurs semblent prometteuses? 

Ce qui me rend optimiste, c’est que même avant au début de l’année, le monde de la culture de la nuit était déjà en crise à cause de la gentrification. En suivant ce qui se fait en Europe et en Amérique du Nord, comme le Club Commission à Berlin ou le Night Sight à Amsterdam qui réfléchissent sur la culture de nuit, je vois que les gens passent toute la journée à imaginer ce que va être le retour. D’une certaine façon, ça n’aurait pas pu mieux tomber, car il existe maintenant toute une infrastructure d’activisme, d’organisation, d’expertise. Chaque jour, en regardant ce qu’il se passe, je suis impressionné par le niveau d’engagement de la communauté qui s’occupe de la culture de la nuit. 

Donc ce n’est pas juste une impression que la vie nocturne vit un moment difficile. Justement dans les dernières années, on a vu des salles de spectacles fermer, comme le Divan Orange, les Katacombes… Il y a vraiment une cohabitation plus difficile? 

Oui, et on pourrait dire que le milieu de la nuit était en pleine transformation. Je me souviens qu’après le 11-Septembre, on disait que tout va changer, qu’il n’y aurait plus de vie à l’extérieure parce que les gens auront peur d’aller dans les lieux publics. Un an après, c’était comme avant. Dans les dix dernières années, que ce soit à Barcelone, Londres ou Montréal, la culture des centres-villes est plus active qu’il y a 30 ou 50 ans. Ça va peut-être reculer un peu, mais j’ai hâte de voir les idées que les gens vont avoir pour transformer l’industrie. Parce qu’on avait déjà besoin de nouvelles idées, il ne faut pas sous-estimer les problèmes qu’éprouvent les gens qui travaillent dans ces secteurs.

Je suis très optimiste par le fait que les gouvernements reconnaissent maintenant ceux qui travaillent pour la nuit, les serveurs, les DJ, les doormans, comme étant les travailleurs précaires qui méritent d’être appuyés dans ces temps de difficulté. 

Quelle serait la solution idéale, autant pour les villes que les représentants de la culture de nuit? 

Les villes comme Berlin, Paris et Toronto commencent à reconnaître officiellement que les salles de spectacles, les clubs, font partie de non seulement la culture, mais du patrimoine de la ville et qu’il faut les protéger. Comme on protège les galeries d’art, les musées… Il y a 15 ans, ces idées étaient perçues comme ridicules, mais aujourd’hui, on les débat et on les accepte. 

Dans le contexte d’une sortie du confinement, ce serait le meilleur moment pour s’assoir autour d’une table et de regarder comment on peut appuyer la culture de nuit avec des mesures gouvernementales et des fonds publics. 

Suivez les recherches du Dr. Will Straw, sur son blogue The Urban Night.