L'heure du thé
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L’heure du thé

Si le très britannique tea time semblait auparavant figé dans le temps et réservé aux vieilles dames, il se défait de ses airs vieillots et se faufile comme un nouveau rendez-vous gourmand.

Le thé est une véritable institution au Château Frontenac à Québec, où il est servi depuis 150 ans. Dans la tradition de cet événement social, qui consiste notamment à être vu, le service se fait devant la terrasse Dufferin et ses nombreux promeneurs. Si certains novices pensent à l’heure du thé comme quelques biscuits secs et une tasse d’eau chaude, qu’ils se ravisent! C’est un repas en 5 services moitié sucré et moitié salé qui vous attend au château : au son d’une chanteuse jazz, on commence avec une mise en bouche de fruits frais, suivie de scones avec crème et confiture maison, puis tour de bouchées salées et assiette de mignardises. « Après ça, on prend juste une toast pour le souper », affirme en riant Maxime Aubin, responsable du marketing et de la communication au Château.

Les classiques sont incontournables, même dans cette formule modernisée, comme le fameux petit sandwich aux concombres sur pain de seigle et beurre. « Le concombre classique, on le changera pas, ça passerait pas au conseil! » affirme Renée Lachance, qui fait le service. Ou encore la crème anglaise Devon – « ici on suit la tradition et la fait cuire pendant 36 heures, ce qui est très rare », indique Frédéric Cyr, directeur culinaire du Château.

« Mais les autres bouchées varient selon les saisons et intègrent beaucoup de produits du terroir », souligne Renée. « 85% de nos aliments sont d’origine locale, et on a voulu aussi insuffler cette philosophie dans le menu du thé. » On goûte ainsi à un sandwich au jambon fumé à l’érable avec un fromage québécois, à un mini bagel au saumon fumé à froid ou encore à un scone avec betteraves et fromage à la crème, tandis que l’assiette de desserts met en vedette pomme et citrouille.

« Les gens peuvent penser que c’est vieillot, poussiéreux et grand-mère, donc on a rendu ça plus ludique », explique Renée. Le thé est ainsi assorti d’une toute nouvelle vaisselle anglaise, avec une touche pop dans les couleurs et les formes. Le cocktail de bienvenue est dorénavant un kombucha, plus à la mode.

Depuis la mi-novembre, l’hôtel Four Seasons de Montréal s’ajoute aussi à la liste des adresses servant le thé. Au Lounge Marcus – du nom du chef de renommée internationale Marcus Samuelsson -, on profite des plateaux de bouchées sucrées et salées assorties à une sélection de thés Tea Leaves (un artisan mélangeur de Vancouver qui approvisionne des établissements étoilés Michelin dans le monde). Pour encore plus de luxe – on est dans le Mille Carré Doré après tout! – on commande en plus du caviar canadien accompagné de blinis et d’un verre de champagne.

Démocratiser le thé

C’est le Cardinal qui a changé la donne en ouvrant son salon de thé dans le Mile-End en 2014, le premier établissement du genre en ville. « On a créé quelque chose de différent ici », acquiesce Alicia Hamerman, la gérante. Pourtant, le Cardinal est né un peu par hasard : les propriétaires du Sparrow, à l’étage du dessous, ne savaient pas quoi faire avec l’espace du haut sans permis d’alcool… « Ils buvaient du thé toute la journée en cherchant ce qu’ils allaient faire. Ils se sont donc décidé pour un salon de thé! », raconte Alicia. 

Un concept qui va assez bien avec l’esthétique de l’espace, vaste et chic, et un nouveau service qui n’a pas fait peur à l’équipe. « Ça a quand même pris du temps à décoller, mais aujourd’hui nos ventes n’ont aucun rapport avec quand on a commencé », souligne la gérante. Si la clientèle initiale comptait surtout des gens plus âgés et des retraités, elle est devenue plus jeune et artistique ces deux dernières années.

Plateau à thé de la Brume dans mes lunettes / Crédit : Antoine Bordeleau

Un an après l’ouverture du Cardinal, Luc Sénéchal lance sur la rue Saint-Zotique La Brume dans mes lunettes, un café de quartier où l’on sert le thé à l’anglaise. « J’ai vécu en Angleterre et j’avais pas les moyens d’en faire un, mais ça m’attirait. C’est chic, avec ces petites bouchées… Je trouve que c’est un plaisir qu’on se permet pas assez souvent. J’avais envie d’offrir quelque chose comme ça, mais abordable ; je voulais démocratiser le thé », explique Luc. 

Si le thé à l’anglaise est à la base une collation, il constitue un vrai repas offert toute la journée à La Brume dans mes lunettes. Le plateau de trois étages est offert en versions sucrée, salée, ou les deux mélangées. On y retrouve l’indétrônable sandwich aux concombres, mais aussi du gravlax fait maison, un sandwich au prosciutto, des scones, tartelettes et madeleines… Le plateau s’accompagne évidemment d’une grande théière et de tasses en porcelaine chinées. So british.

Thé vin de glace ou gomme balloune

La modernisation ne se fait pas qu’au niveau de la nourriture, mais aussi dans le type de thé que l’on déguste. À La Brume dans mes lunettes, on sert les mélanges de la marque anglaise Fortnum and Mason. « On est les seuls à Montréal à l’avoir », affirme fièrement Luc. Au Château Frontenac, Renée a suivi une formation en sommellerie du thé à la Metropolitan Tea Company de Toronto. « Au même titre que pour un vin, il faut écouter le consommateur pour le guider vers le bon thé. Mais on essaie aussi de faire un peu sortir les clients de leur zone de confort. »

Parmi les thés Lot35 servis au Château – et en exclusivité dans les établissements Fairmont -, on trouve notamment quelques crus locaux, comme ce thé blanc au vin de glace Inniskillin ou un chaï aux épices boréales (sapin, thé du Labrador…) Il est aussi possible d’opter pour un thé à la gomme balloune – on est loin du Earl Grey! « Ici, on ne lève pas le petit doigt en tenant sa tasse! » rit Renée. « Le thé, c’est mon service préféré… »

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Au Cardinal, où sont servis des thés classiques de chez Camellia Sinensis, pas d’excentricité. « On n’a pas de matcha, de trucs à la mode », explique Alicia. « La clientèle, c’est pas ce qui les intéresse. Les gens aiment les plateaux à étagères, etc. Ils veulent cette expérience-là. Je crois que ça vient de notre fascination pour le vintage, les choses usagées, la nostalgie… »  

Passion famille royale

Si la clientèle du Château compte beaucoup de touristes, elle se compose aussi de locaux : « Il y a un vrai engouement pour le service de thé, assure Renée. C’est une nouvelle génération, et je trouve ça merveilleux. Des gens plus jeunes, début vingtaine… La majorité est féminine, mais il y aussi des hommes. » Idem à La Brume dans mes lunettes, où la clientèle est de tous âges mais surtout féminine. « Si jamais y’a des hommes qui viennent, on leur donne les tasses les plus fleuries, pour qu’ils aient l’expérience au maximum », confie Luc avec un sourire en coin.

L’engouement pour cette tradition anglaise s’explique aussi par la fascination autour de l’univers de Downton Abbey et pour la couronne britannique, dans la lignée du succès de la série The Crown. « Je sais pas pourquoi, mais j’ai une fascination pour la famille royale », avoue d’ailleurs le propriétaire du café rosemontois. Sur le mur du fond, à côté d’une affiche sur le Québec, trône en effet le portrait officiel de la Reine d’Angleterre. Sans parler des menus dont les noms sont ceux des autres membres de la famille royale, ou de la musique victorienne qui emplit l’endroit à l’heure du thé, entre deux God Save the Queen. Pour fêter le mariage de Meghan et Harry, La Brume dans mes lunettes proposait même un plateau spécial, avec des bouchées plus complexes.

La Brume dans mes lunettes / Crédit : Antoine Bordeleau

Mais le succès du thé vient peut-être enfin du besoin d’arrêter le temps, un moment. « C’est pas un repas utilitaire comme le brunch, nuance Luc. On est dans l’échange avec les petites bouchées, qu’on prend le temps de manger. C’est une bulle à soi. » C’est dans cet esprit qu’a été pensée l’atmosphère du Cardinal, qui n’est par exemple pas équipé de wifi. « Dans un café, on est stimulé par la caféine, les laptops et les cellulaires, on est plus dans la productivité, décrit la gérante. Dans un salon de thé, c’est autre chose… »

Au Château Frontenac, il faut compter 45 minutes à une heure pour le service complet, et on peut l’étirer joyeusement d’une demi-heure supplémentaire. « On s’ajuste au client, mais le plaisir est de prendre son temps. On vient prendre un moment pour soi en après-midi, dans le plus bel hôtel de la ville, avec une ambiance relaxante et une vue sur le fleuve, décrit Renée. L’important c’est de s’arrêter. Le thé, c’est pas quelque chose qui se presse… »