Théâtre à lire : La librairie, de Marie-Josée Bastien
Scène

Théâtre à lire : La librairie, de Marie-Josée Bastien

Pour souligner la nomination de la comédienne et metteure en scène Marie-Josée Bastien au prestigieux prix Siminovitch (qui lui a finalement échappé), nous vous offrons un extrait de sa pièce La Librairie, qui émerveille les jeunes spectateurs depuis maintenant dix ans.

Marie-Josée Bastien est une actrice au jeu puissant. Voluptueuse, sensuelle, mais également autoritaire, entière, brûlante, elle est taillée pour les rôles grandioses, tragiques, pour les personnages de femme forte qui portent au fond d’elles-mêmes de profondes déchirures. Elle est la rencontre entre la solidité et la faille, entre la luxure et la sévérité, tout en conservant un caractère profondément rieur qui lui a souvent permis de jouer admirablement la comédie.

Comme metteure en scène, elle use d’inventivité et de ludisme dans ses relectures de Shakespeare (Hamlet, Richard III). Comme auteure, elle se fait plus discrète, sévissant dans les collectifs d’écriture (comme dans Lentement la beauté, du Théâtre Niveau Parking) ou se consacrant à l’adaptation de grandes œuvres littéraires (On achève bien les chevaux). Elle est pourtant l’auteure d’une pièce à succès dans le réseau du théâtre jeune public, qui vient de souffler dix bougies et qui continue de tourner partout au Québec. Traduite en espagnol, en anglais et en japonais, la pièce sera d’ailleurs jouée à Paris et dans toute la France l’an prochain parla compagnie AJM, dirigée par Juliette Moltès.

Jeanne est devenue propriétaire de la vieille librairie du coin, et, pendant la nuit surgit un énigmatique personnage à la recherche d’un vieux livre. Nous vous proposons de lire la scène de leur rencontre.

 

Jeanne s’installe à son bureau et ouvre un énorme livre.  Le temps passe.  La nuit tombe.  Tout est calme.  Tout à coup, venant des étagères, on entend un bruit.  Jeanne sursaute, silence.

À nouveau, on entend le bruit.

 

JEANNE

Qui est là ?

Il y a quelqu’un ?

Répondez…!

 

On entend une voix marmonner.

 

VICTOR

Non, ce n’est pas celui-ci.

Ni celui-là.

Ou est-il ?

Où est-il ?  Le temps file.  Le temps presse.  Il n’est pas patient le temps.

 

Jeanne prend un énorme bouquin et s’approche lentement des étagères.

 

JEANNE

Qui que vous soyez…  sortez immédiatement…

J’ai une arme terrible entre les mains. Les chevaliers de la table ronde, édition de luxe !  Plein de fiers combattants qui tiennent leur lance haute et forte.  C’est lourd de promesse sur la tête d’un seul homme.

 

VICTOR

Non.  S’il vous plaît mademoiselle…

Ne me frappez pas, je n’ai pas le temps de souffrir.

D’ailleurs, je souffre déjà assez.

 

JEANNE

Qui êtes-vous ?

 

VICTOR

Trop compliqué à expliquer…  (Pour lui-même :) Non, ce n’est pas lui.  Mais où est-il ?

 

JEANNE

Monsieur vous êtes chez moi !  Vous me devez des explications !

 

VICTOR

S’il vous plaît, arrêtez, je dois me concentrer.

 

JEANNE

Vous concentrer ?

 

VICTOR

Oui.  Taisez-vous.

 

JEANNE

Comment osez-vous ?  Vous arrivez ici, chez moi, sur ma propriété, à une heure tardive de la nuit…

 

VICTOR (pour lui-même)

Ce n’est pas possible ; il me semblait…

 

JEANNE

Vous fouillez sur mes tablettes, et cherchez dans mes livres que, soit dit en passant, j’ai soigneusement, amoureusement placés un par un, et vous voudriez que je vous laisse faire sans poser de questions ?

 

VICTOR

Oui

 

JEANNE

Voulez-vous un thé avec ça ?

 

VICTOR

Oui, ce ne serait pas de refus. Merci.

 

JEANNE

ÇA SUFFIT !  Arrêtez de bouger, de chercher, de respirer, de marmonner, de vous concentrer et répondez-moi : qui êtes-vous ?

 

VICTOR

Si je vous le dis, vous me laisserez tranquille ?

 

JEANNE

Nous verrons…

 

VICTOR Je suis Victor Drolet, l’ancien propriétaire.

 

JEANNE

Menteur !  C’était monsieur Villeneuve.

 

VICTOR

Oui, je sais.  Non, le propriétaire avant lui.

 

JEANNE

Monsieur Villeneuve a eu la boutique pendant plus de quarante-cinq ans.  Votre histoire ne tient pas debout.  Qui êtes-vous ?

 

VICTOR

Baissez ce stupide livre, vous allez vous fatiguer.

 

JEANNE

Qui êtes-vous ?

 

VICTOR

Je viens de vous le dire.

 

JEANNE

Hé !  Vous devez parler immédiatement ou je vous… attache et je vous… fais manger chaque page de ce stupide livre jusqu’à ce que vous ayez crachéla vérité.  Jevous donne une dernière chance : qui êtes-vous ?

 

VICTOR

Je vous ai dit la vérité.  (Victor sort de l’ombre.  Il porte un costume d’époque.  Il s’avance vers Jeanne.)  Je suis Victor Drolet : l’ancien, ancien propriétaire de cette librairie.  Je l’ai reçue en héritage de mon père qui la tenait de son père qui lui-même l’avait reçue de mon arrière grand-père.  J’ai occupé ce lieu pendant plus de vingt-cinq ans.

 

JEANNE

Je ne vous crois pas.

 

VICTOR

Ah !  Non !

 

JEANNE

NON.

 

VICTOR Ouvrez ce livre à la page 262, on y parle de la première rencontre entre Arthur et Guenièvre.

 

JEANNE

(Elle regarde)  Oui, bon…  Vous avez raison, mais cela ne veut rien dire !

 

VICTOR

Bon tournez la page et vous verrez, en bas, un dessin d’enfant qui représente un petit garçon qui tient une coupe.  C’est un autoportrait de moi avec le Saint Graal. Je l’avais dessiné pendant un pique-nique que nous avions fait. À cette époque, l’éternité me semblait magnifique.

 

Jeanne tourne la page, regarde et défaille.  Victor se précipite, la redresse.  Jeanne reprend ses esprits presque aussitôt.

 

JEANNE

Merci.  Ça va, ça va, vous pouvez me lâcher…  RECULEZ.

Excusez-moi, c’est que vous êtes si jeune…

 

VICTOR

Pourtant je suis mort depuis près de 40 ans.

 

JEANNE

Oui, bien sûr.  (Elle défaille à nouveau.)

 

VICTOR

Asseyez-vous.

 

JEANNE

Ne me touchez pas !

Ce n’est pas possible !  C’est impossible !

 

VICTOR

Calmez-vous.

 

JEANNE

Mais vous êtes mort !

 

VICTOR

Oui, bien non, pas tout à fait, plutôt pas encore… en fait pas encore tout à fait,  mais bientôt, j’espère…  si vous m’aidez.

 

JEANNE

Pardon !

 

VICTOR

Jeanne.  (Il s’avance vers elle.)

 

JEANNE

Ne vous approchez pas !  Et comment savez-vous mon nom ?

 

VICTOR

Je vous observe depuis votre arrivée ici.

 

JEANNE

Vous m’observez !  Vous êtes plusieurs comme ça ici, en ce moment, (en fouillant sous la table)  à m’observer ?

 

VICTOR

Oui, nous sommes une demi-douzaine, dont deux juste derrière vous.

 

JEANNE

(Hurlant)  AH !

 

VICTOR

Mais non !  C’est une blague !

 

JEANNE

Très drôle !

 

VICTOR

Désolé !

Habituellement, j’évite de me manifester devant un humain.  Mais cette fois-ci, l’heure est grave, chaque seconde compte ; et j’ai grandement besoin de votre collaboration si je veux y arriver à temps.

 

JEANNE

À temps pourquoi ?

 

VICTOR

Pour rejoindre… (On entend l’horloge sonner minuit.) C’est trop compliqué à expliquer.  Plus tard.  Plus tard, je vous le promets.  Pour l’instant, sachez seulement qu’il y a très longtemps, trop longtemps, j’ai commis une très grave erreur que je dois réparer d’ici peu.

 

JEANNE

Qu’avez-vous fait ?

 

VICTOR

J’ai laissé passer la chance d’une vie.  J’ai égaré un livre infiniment précieux que je dois retrouver avant… (Regardant une horloge) 3 jours, sinon je suis condamné à errer dans cette boutique pour l’éternité.

 

JEANNE

Mais je ne veux pas !

 

VICTOR

Moi non plus, mais nous n’avons pas le choix.  Vous devez m’aider.

 

JEANNE

Moi ? Vous aider ? Comme ça, tout simplement ?

 

VICTOR

Oui.

 

JEANNE

Pourquoi ?

 

VICTOR

Parce que vous n’avez plus peur, que vous sentez que je ne vous mens pas et que vous êtes trop curieuse pour laisser passer une occasion de la sorte.

 

Noir