Dan Giusti : l’engagement social de la gastronomie
Portée par un nombre croissant de chefs à travers le monde, la gastronomie sociale a fait l’objet d’une discussion pendant le festival Montréal en Lumière. Comment se définit ce mouvement? Quels sont ses réalisations et ses objectifs? Et surtout, comment se décline-t-il au Québec?
Dan Giusti est l’ancien chef du NOMA, un restaurant au Danemark considéré comme l’une des meilleures tables au monde. À la surprise de beaucoup, il a quitté en 2016 cette position très enviable pour fonder BrigAid, une entreprise qui a pour but de transformer le système alimentaire scolaire américain pour permettre aux jeunes de manger plus sainement.
Il n’est pas le seul chef en vue à promouvoir un changement en profondeur des mentalités en matière de nourriture à l’école. Les Jamie Oliver et Tom Colicchio de ce monde se sont aussi engagés dans cette cause, en se gardant toutefois de quitter leur carrière. Mais d’autres toques bien connues comme Massimo Bottura, à la base de l’organisation Food for Soul, Jose Andres, créateur de la World Central Kitchen, ou encore le triple étoilé Niko Romito, qui réalise de délicieux menus d’hôpitaux dans la région de Rome, se sont également joints à un mouvement global qui repose sur une réflexion simple : pourquoi la gastronomie ne serait-elle pas le vecteur d’un changement social?
Cuisiner pour tous
A priori, gastronomie et social sont deux termes qui ne fonctionnent pas vraiment ensemble. « Lorsqu’on pense à la gastronomie, on a en tête la fine cuisine », confirme Dan Giusti, qui a été invité à participer à une discussion sur la gastronomie sociale en compagnie de Jean-François Archambault, directeur général et fondateur de La Tablée des chefs, pendant le festival Montréal en Lumière.
« Mais pour moi, la gastronomie, ça évoque davantage le fait de prendre soin des gens en les nourrissant et en leur faisant comprendre pourquoi une bonne alimentation est importante. » C’est cette vision qui l’a d’ailleurs conduit à choisir le métier de cuisinier à l’âge de 14 ans. Avant que le système ne le pousse, comme d’autres, à nourrir des ambitions professionnelles. « J’ai travaillé fort pendant dix ans pour me rendre au NOMA, puis j’y ai dirigé les cuisines pendant trois ans avant de me rendre compte que je voulais revenir à mes repères. Et ces repères, c’était de pouvoir, comme ma tante, une cuisinière hors pair, prendre simplement soin des gens en leur préparant de bons repas. »
Dan Giusti a donc quitté les cuisines du NOMA pour s’installer dans le district de New London, au Connecticut, afin de commencer sa nouvelle mission : mieux nourrir les enfants américains. À l’intérieur d’un système scolaire où l’alimentation est largement sous-financée, alors même que le gouvernement américain s’est fixé des objectifs de nutrition assez ambitieux, le jeune chef se bat sur deux fronts : celui de convaincre les autorités en place de la nécessité de consacrer un peu plus de budget à leurs cantines, et celui de convaincre les élèves que de la nourriture saine peut aussi être bonne.
« Et je préfère de loin faire face aux enfants ! dit Dan en riant. Ils ne connaissent pas le mensonge social. Ils s’en foutent que j’ai été chef du NOMA. S’ils n’aiment pas ce que je leur prépare, ils ne se gêneront pas pour me le dire. » C’est pour cette raison que la mission centrale de BrigAid est de concevoir des menus à la fois nutritifs et attirants pour les jeunes, en plus de former de chefs pour les intégrer dans les cuisines scolaires. « Peu de vrais chefs évoluent dans ces établissements, ou alors ils sont en fin de carrière et ne mettent pas d’ardeur à leur travail. Je veux changer cette mentalité. Mon credo, c’est qu’on peut toujours faire mieux, où que l’on soit. »
Un mouvement en marche
À l’instar de Dan Giusti, la gastronomie sociale génère un réel intérêt chez les chefs du monde entier. Elle se célèbre par exemple depuis 2016 avec le Basque Culinary World Prize, qui récompense les chefs ayant un impact positif sur la société grâce leur engagement social, le développement d’innovations culinaires ou la mise en place de projets axés sur le développement durable de l’industrie agroalimentaire. Elle commence également à se structurer autour de groupes tels que le Social Gastronomy Movement (SGM), qui a vu le jour en janvier 2018 dans le cadre d’un tout premier sommet international à Rio de Janeiro et qui a réuni 70 personnalités engagées à Miami au mois de mai suivant.
Dans la même lignée, la Tablée des chefs vient d’adhérer au Chefs’ Manifesto, dont les huit objectifs vont bien au-delà de nourrir sainement le grand public. On y invite effectivement les chefs à privilégier des ingrédients issus d’une agriculture durable, à favoriser la biodiversité et les aliments locaux saisonniers, à penser à l’éthique animale, à lutter contre le gaspillage alimentaire, à préparer plus de végétaux, à éduquer leur réseau en matière de salubrité et de nutrition et à s’investir dans le mieux-être en général.
Une véritable profession de foi en laquelle croient Dan Giusti comme Jean-François Archambault. Encore faut-il qu’elle se traduise par des initiatives concrètes. « Beaucoup de personnes ont d’excellentes idées. Mais ce qui est réellement important, c’est qu’elles fonctionnent », martèle le jeune chef, qui prend pour exemple le DC Central Kitchen, un organisme qui recycle des denrées dans la région de Washington et les utilise afin de former des personnes sans emploi, comme des prisonniers, avant de les redistribuer sous forme de milliers de repas dans la communauté.
État des lieux au Québec
Jean-François Archambault peut être fier de ce qu’il a jusqu’à présent accompli. Le modèle de la Tablée des chefs, qui repose sur une double mission – nourrir les personnes dans le besoin et développer l’éducation culinaire des jeunes à travers des Brigades implantées dans les écoles secondaires en milieu défavorisé et dans les maisons de jeunes – ne cesse de se développer au Québec et a été en partie repris en France et au Mexique.
Faire une différence à quelque niveau que ce soit, voilà ce qui guide la gastronomie sociale, dans notre province comme ailleurs. Avant même qu’elle ne devienne d’ailleurs une tendance à suivre, elle existait au Québec grâce à des organismes comme le Chic resto Pop ou Resto Plateau, qui offrent à la fois des repas à prix modique, brisent l’isolement des laissés pour compte et constituent des centres de formation et de réinsertion sociale. On peut aussi songer aux popotes roulantes, qui permettent un peu partout à travers la province à des personnes en perte d’autonomie de se faire livrer des repas chauds et équilibrés.
Une pléthore d’initiatives ont également vu le jour selon les besoins rencontrés dans chaque localité ou quartier. À petite échelle, il s’agit de cuisines collectives, de jardins communautaires, d’épiceries en vrac et zéro déchet, ou encore de petits centres d’aide alimentaire. À la vitesse supérieure, on peut retrouver des organismes comme La Transformerie, gagnant d’un Prix DUX en 2019, dont le concept repose sur la transformation de légumes et de fruits invendus en épicerie en tartinades salées ou sucrées dans des conserves consignables, ainsi que sur la redistribution des denrées dans des banques de dépannage alimentaire.
Les Filles Fattoush, quant à elles, est un traiteur qui offre de premières expériences de travail à des femmes réfugiées syriennes et qui leur permet de partager leur culture culinaire avec leur société d’accueil. Évoquons aussi le Garde-manger pour tous, qui distribue chaque année plus d’un demi-million de repas chauds dans 19 écoles de Montréal de milieux défavorisés et qui éduque les jeunes à de meilleures habitudes alimentaires. On peut même élargir ces actions à la bière Miette, réalisée avec du pain récupéré à la boulangerie la Bête à pain.
Alors, le Québec est-il un bon ambassadeur de la gastronomie sociale? Il se défend bien selon Jean-François Archambault, « mais les initiatives manquent encore de cohésion, de financement et de main d’œuvre, déjà lacunaire dans les restaurants traditionnels ». Toutefois, un virage global s’amorce en direction d’une approche plus sociale, éthique et environnementale de notre alimentation. Et il n’a rien d’une mode de passage.