Mines d'archives

Quand Dare To Care / Grosse Boîte était un petit label punk

«J’m’entends pas!», que Julien Mineau a gueulé dans son micro. «Va t’faire couper les ch’veux!», que j’ai crié au chanteur de Malajube, en guise de réponse. J’étais le pire soundman avec le pire kit de son. C’était au pub Le Balafré (maintenant la Distillerie No 1), coin Ontario et Sanguinet, autour du 20 décembre 2004. J’étais DJ, booker et «technicien de son» dans ce bar gros comme ma main. La place était pleine comme j’avais rarement vu ça. La petite étiquette punk qu’était Dare To Care Records vivait l’une des plus importantes transitions de son histoire. D’ailleurs, en ce mois d’avril 2019, DTC atteint l’âge de la majorité en soufflant ses 18 chandelles. Regard dans le rétroviseur.

Avant Cœur de pirate, pendant Malajube

Pour louer Le Balafré, tu devais appeler sur ma pagette (!), me filer 75$, puis tu pouvais ramasser tout le cash de la porte et il n’y avait pas vraiment de règlement à respecter. Ce soir-là, c’était le party de Noël annuel de Dare To Care Records. Ça faisait quelques années que ça se passait là. Comme pour la plupart des shows qu’Eli Bissonnette bookait au Balafré, si tu amenais une canne de conserve de nourriture, tu pouvais économiser quelques dollars sur le prix de ton entrée. Ce n’était pas parce que c’était le temps des Fêtes. L’initiative était à longueur d’année. Il allait porter les denrées amassées chez Pops, le Bon Dieu dans la rue. Ce qu’il y avait de différent ce soir-là, c’était qu’on sentait que quelque chose de plus grand se passait. Dare To Care montait une marche. Avec un pas de géant.

Avant d’être la maison de disques de Cœur de pirate, Jean Leloup, Les sœurs Boulay, Avec pas d’casque, Bernard Adamus, alouette, DTC était l’ombrelle sous laquelle se rassemblaient The Sainte Catherines, Yesterday’s Ring, Suck la marde, Selfmademan, The Couch Addiction et combien d’autres. En tant que jeune punk, j’aimais tellement ces groupes-là. Dare To Care était une grande famille déconcrissée qui portait le flambeau de valeurs progressistes, communautaires et solidaires. Le vrai esprit punk, quoi!

Stomp

Eli Bissonnette a saisi cette flamme, en quelque sorte, en chillant au magasin de Stomp Records. C’était sur la rue Rachel, au cœur du Plateau, à la fin des années 1990. C’était le projet de Matt Collyer, chanteur des Planet Smashers, lancé en 1994. Le ska et le punk rock étaient à l’honneur autant sur les disques que produisait l’étiquette que dans la sélection en magasin.

Eli Bissonnette

Je me souviens d’y être allé et d’avoir jasé avec Matt Collyer pour avancer l’idée d’organiser un show des Planet Smashers à Rouyn. Il en avait été question quelques semaines avant, au Snowjam à Timmins, quand j’étais allé lui jaser ça en fan boy que j’étais. Mais ça ne s’est pas concrétisé. J’avais 16-17 ans, je savais à peine comment faire. Mais Matt avait cette manière de t’accueillir et de te dire que c’était possible.

À cette époque, Eli jouait dans un band ska-punk depuis déjà quelques années. Naked N’ Happy, c’était le nom de l’orchestre. Il était trompettiste. Le groupe était devenu pas mal populaire, dans ce milieu à part qu’est le punk rock. C’est en s’occupant de la business entourant Naked qu’il a appris les rudiments de l’industrie musicale du Québec, tout en écoutant attentivement ce qui se jasait chez Stomp.

DTC001

Quand Naked N’ Happy a choisi de se séparer, la décision a été prise de faire un spectacle d’adieu, de l’enregistrer et de le lancer sur CD pour la suite du monde. Pour ce faire, Eli s’est associé avec son ami chanteur du groupe punk/hardcore The Sainte Catherines, Hugo Mudie, qui s’occupait déjà de l’étiquette Empty Pool Records qu’il avait fondée avec Marc-André Beaudet. Ce dernier jouait lui aussi avec les Ste Caths, mais également avec le groupe skacore RollerStarter.

Ensemble, ils ont décidé de lancer une étiquette de disques fortement inspirée de labels punk américains indépendants et DIY à fond, notamment Asian Man Records, Hopeless Records, No Idea Records, etc. Parmi les idées tirées de la mentalité punk progressiste des années 1990 qui teintent DTC à ses débuts, il y a notamment le projet que chaque groupe puisse choisir une cause à laquelle une partie des profits des ventes de ses albums sera remise.

La première sortie officielle de Dare To Care, DTC001, est l’album Live at L’X qui regroupe des chansons de Naked N’ Happy, The Sainte Catherines, MAP, Issue 16 et The Delegates. Le CD frappe la rue le 24 avril 2001.

Hugo Mudie et Eli Bissonnette étaient de grands amis. Ils étaient même colocs à un certain point. Ils avaient des partenaires dans l’affaire aussi. Tout le monde se réunissait pour faire l’assemblage des disques. Le duo s’impliquait aussi beaucoup dans l’art entourant les pochettes. Hugo est encore artiste visuel, Eli avait fait des études en photographie.

Dare To Care Records, c’était un foisonnement artistique punk où DIY était le mot d’ordre. Quand leurs bureaux se sont installés dans le back-store du magasin Soundcentral, qui se situait alors juste au-dessus de la salle de spectacles L’X, rue Sainte-Catherine, je pense qu’on se trouvait à un certain âge d’or du punk rock au Québec. Hugo a continué sa route de son côté avec les Ste Caths pour plus tard signer chez Fat Wreck Chords aux États-Unis – un fait unique dans l’histoire de la musique d’ici. Eli a pris les rênes de DTC, puis a fondé Grosse Boîte, la maison sœur, avec laquelle il a fait place à une panoplie d’artistes qui trônent aujourd’hui au sommet de l’industrie musicale québécoise.

Le compte complet

Le groupe Malajube émerge de la même scène punk rock, mais arrive avec un son un peu plus raffiné, accessible. Quand j’avais fait la critique pour le Montréal Campus de l’UQAM, en février 2004, à défaut d’avoir un meilleur comparatif, j’avais mentionné que ça sonnait un peu comme Weezer. Aujourd’hui, j’ajouterais Built to Spill vers 98-99. Quand on revisite cette époque, on réalise que de nombreux groupes des années 1990, qu’ils aient été punk, hardcore ou emo de la deuxième vague, se sont lentement tournés vers un son plus indie au tournant du siècle. Je pense entre autres à ce qui sortait sur Jade Tree Records, genre The Promise Ring, Jets to Brazil ou Pedro The Lion. Francis Mineau, batteur de Malajube, m’a déjà mentionné qu’il écoutait ce genre de trucs à l’époque.

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Avec son premier album, Le compte complet, Malajube a mis le Montréal francophone sur la carte de l’explosion indie rock mondiale. Pour DTC, c’était déjà sa 18e parution! Mais c’était la première à connaître autant de succès. Les choses n’ont plus jamais été pareilles par la suite, ni chez Dare To Care ni à Montréal. La petite maison punk a offert à l’industrie musicale l’écho francophone au succès international d’Arcade Fire, rien de moins. Ça a été le fer de lance de la deuxième phase d’existence chez Dare To Care.

Alors, que reste-t-il de la première époque chez DTC, selon Eli? L’authenticité, dit-il. Autant dans la démarche artistique que dans les projets dans lesquels la maison de disques choisit de s’investir. Puis, il ne le crie pas sur tous les toits, mais depuis quelque temps, chaque fois qu’un artiste est mis sous contrat avec lui, la créatrice ou le créateur doit choisir une œuvre de bienfaisance à laquelle un don sera fait. Ce genre de geste solidaire, empathique, tendre, est résolument punk: dare to care.

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