Ne vous fiez pas au titre

Vision nocturne – Partie 2

«F’il vous plaît! V’ai faim, z’veux manzer! AAAAARGH! V’en ai marre!» crie la petite voix, dont le défaut de langage est presque une caricature.

Sam reste sur place, attentif. Numalog aurait-il pris un enfant comme sujet d’étude? La mère en est-elle informée? Depuis quand le garde-t-il au labo? Pourquoi le confiner dans un espace aussi renfermé, sans fenêtre, alors que les lapins ont un mur vitré dans leurs cellules d’observation?

Ses songes sont interrompus par un bip sonore provenant de l’intérieur de la cellule, juste avant le bruit retentissant d’un tapis de course électrique en marche. Pendant près d’une heure, le sujet court à pleine vitesse. Un autre bip sonore. Puis rien, silence total.

20h15. Dans un quart d’heure, il sera temps d’administrer la collation à l’enfant. En attendant qu’un homme en sarrau sans personnalité vienne pousser son petit chariot utilitaire contenant les plats préparés, Sam longe le couloir de long en large en sifflant. Pendant ses quarts de travail, il lui arrive souvent de s’amuser en reproduisant le cliché des gardiens de sécurité qui sifflent en secouant leur trousseau de clés. Force est d’admettre que cette routine, quoique futile, fait passer le temps. Ce soir, ça servira à alléger les silences. Il entame nerveusement, au hasard, le refrain de Putting on the Ritz.

20h30. Des choux de Bruxelles, de la laitue et des pommes de terre bouillies, brunies. «Wah, quel festin!» se moque Sam, à lui-même, en retirant la pellicule couvrant le plat réchauffé. Le tout vient avec une cuillère de plastique déguisée en fourchette (de courtes dents inoffensives sculptées dans la courbe) en guise d’ustensile. Un repas qui ferait saliver un prisonnier à la diète. Rien à boire. «Bon appétit! Au menu, les légumes chiés!» se dit Sam. Il tire sur le tiroir d’approvisionnement. Une petite main apparaît et lui agrippe doucement le petit doigt, le faisant sursauter.

— Hey, c’est Safik? T’es pas Safik, t’es qui?

Sam regarde la petite main pâle et veineuse qui vient de se refermer sur son auriculaire. Elle est ferme, masculine, mais minuscule. Comme celle qu’aurait un bûcheron albinos miniature.

— T’es nouveau ici? Ahhhh, non! Z’ont renvoyé Safik à cauze de moi, hein? demande le sujet 84-B.

Il lâche le gardien et reprend sa petite main. Il éclate en sanglots.

— Ahhh, non, f’est de ma faute! NONNNN!!

Sam, paniqué, ferme le tiroir d’un coup de pied et agrippe sa matraque de ses deux mains, un réflexe acquis dans ses formations qu’il n’avait pas eu depuis trop longtemps.

Mais c’était quoi cette main de Hobbit? Quel genre de patient – ce n’est visiblement pas un volontaire – est-ce que Numalog peut bien garder enfermé comme ça? Un nain castré, un enfant difforme?

De la cellule, il entend en écho la crise de larmes de la chose, entrecoupée de bruits de fracas, comme s’il lançait des objets sur les murs. «NON!! Y a rien fait de mal! Z’m’excuze!» zozote-t-il en hurlant de désespoir. L’image que Sam se fait de la créature blanchâtre le dégoûte, mais sa petite voix aiguë et innocente lui arrache le cœur. Il semble si misérable…

Le sujet arrête soudainement de pleurer, replongeant Sam dans le grincement lourd des néons. Pendant un instant, la tentation lui prend d’interpeller la chose pour la rassurer, mais il ne dit mot. La voix de sa conscience occupe toute sa boîte crânienne. «Allez, Sam, fais pas l’imbécile, ton seul job est d’être là toute la nuit et de fermer ta gueule, si tu lui parles, tu te fais virer», se dit-il en repensant aux mots en majuscules écrits dans la description de son poste: «ÉVITEZ TOUTE INTERACTION AVEC LE SUJET #84-B, MÊME SI CE DERNIER TENTE DE COMMUNIQUER AVEC VOUS.» C’est peut-être pour ça qu’ils ont viré le gars avant lui, Safik. Il a peut-être trop parlé… Il a répondu au gamin et hop! à la porte. Prochain appel! À moins qu’ils ne se soient débarrassés de lui autrement… Après tout, c’est tellement confidentiel ici… Un ancien collègue lui avait déjà dit que les employés doivent parfois changer d’identité après avoir quitté leurs fonctions chez Numalog. Ils doivent disparaître en quelque sorte, question d’empêcher tout débordement d’informations. Où n’était-ce qu’une rumeur pour cacher l’infaisable? Un frisson lui parcourt la nuque; après 15 années de service, il ne sait pratiquement rien sur la compagnie.

L’enfant cogne à la porte. TOC! TOC! TOC! Le tiroir s’ouvre brusquement. À l’intérieur, Sam y voit un tout petit papier. Il le prend et le cache discrètement dans sa main en refermant simultanément le tiroir. Curieux, il le lira plus tard, aux chiottes, pendant sa pause, à l’abri des caméras et des rats de labo errants.

«Au secours, je suis coincé ici. Ils me torturent. Attention, ils vont te faire mal aussi. Aide-moi à retourner chez moi SVP.»

Bouleversé, Sam n’a jamais eu un aussi mauvais pressentiment… Le doute le ronge. Est-il complice des souffrances d’un innocent? Est-ce que Numalog chapeauterait des actes de cruauté immondes depuis toutes ces années? Il ne prend pas de chance et jette le papier dans les toilettes avant de retourner, sans trop savoir pourquoi, à son poste. Il serre les dents à l’idée d’y entendre une fois de plus les gémissements tragiques du petit homme. Mais à son retour, celui-ci avait recommencé à courir sur le tapis roulant.

21h00. Deux hommes en sarrau avec des masques médicaux surgissent du fond du couloir. Ils s’approchent de Sam en traînant un chariot surmonté d’une machine sophistiquée en inox. Ils se positionnent devant la cellule. Un des hommes, le moins près de la porte, lance un regard furtif à Sam avant de lui pointer la poignée, pendant que l’autre, l’oreille tendue vers la cellule, sort de sa poche un PIE (pistolet à impulsion électrique). Sam enfonce les 6 chiffres du code de la serrure. «Bi-bi-bip». Les docteurs se fraient un chemin devant Sam, se faufilant en vitesse dans la cellule. Il est tenu de refermer la porte immédiatement, mais ne peut s’empêcher d’être indiscret en jetant un bref coup d’œil à l’intérieur.

La pièce est nette, mais en désordre; une chaise et une table sont renversées par terre. Sam aperçoit le tapis roulant dans le coin au fond de la pièce. À l’autre extrémité se trouve un lit d’hôpital tapissé de plumes d’oreiller, avec des sangles de contention qui pendent sur les côtés. Accroupi à côté du lit, contre le mur, le sujet #84-B… Il est emmitouflé dans une grande couverture de laine. Sam n’arrive à entrevoir que le dessus de sa tête blanchâtre… Ses oreilles, commençant à la naissance des tempes, sont molles, pendantes et sillonnées de veines bleues. Juste avant de fermer la porte, son regard croise les grands yeux noirs anormalement distancés de la chose. Ils sont rougis de larmes, brillants de terreur. L’enfant supplie Sam de le sauver.

À suivre…