Il y a 20 ans : Muzion – Mentalité moune morne… (Ils n’ont pas compris)
Publiée sur une base régulière, cette chronique vise à souligner l’anniversaire d’un album marquant de la scène locale.
Paru sous le géant BMG, Mentalité moune morne… (Ils n’ont pas compris) a grandement contribué à l’héritage du hip-hop québécois. À l’occasion d’une réédition visant à souligner son 20e anniversaire, on revient sur sa genèse et son impact, en compagnie de Dramatik et de J.Kyll.
Originaire du quartier Saint-Michel à Montréal, Jocelyn Bruno (alias Dramatik) commence à rapper à la toute fin des années 1980, d’abord en freestylant dans les parcs de son quartier d’adoption, Montréal-Nord. Dans la foulée de la sortie du film Malcolm X (Spike Lee, 1992), qui a un impact instantané sur sa vision de la vie, l’adolescent développe une approche plus consciente du hip-hop. «En voyant ce film, j’ai compris le système dans lequel on vit. J’ai arrêté de marcher croche, j’ai mis de côté les vols de bicyclette, de voiture, la vente, les infractions… Je suis devenu plus calme et plus sage. J’avais des messages dans mes raps.»
Au milieu des années 1990, à Saint-Michel cette fois, Jenny Salgado (alias J.Kyll) se découvre une passion pour le rap par l’entremise de son frère cadet Stanley Salgado (alias Imposs). «Je le voyais rapper avec ses boys en anglais. Essentiellement, c’était une copie de ce que les Américains faisaient, surtout Wu-Tang. Je regardais ça on the side et je trouvais ça cool. Je leur ai demandé si je pouvais m’essayer aussi… Pis j’ai kick un verse en français! J’ai tout de suite pris ça au sérieux, j’ai dit aux gars: “Go, on s’enregistre, on fait nos propres beats!” J’avais un keyboard genre Casio, presque Fisher-Price style, et j’enregistrais des drums sur une cassette. Et, ensuite, on y allait par layering pour la basse, la mélodie… Éventuellement, les gars ont intégré du français dans leurs chansons, ce qui a donné lieu à un hybride de franglais.»
Naît ainsi le groupe Wolfpack (aucun lien avec l’organisation criminelle de Québec), qu’on peut qualifier d’ancêtre de La Dynastie des Morniers (collectif regroupant Muzion). Motivée par son nouveau projet, J.Kyll envoie les premiers démos très embryonnaires de sa formation aux émissions hip-hop de CISM (Kashow), CIBL (Jahtak) et Radio Centre-Ville (Nuit blanche). Ses chansons interpellent directement un auditeur, Vladimir Bazile, qui appelle J.Kyll. «Il aimait le mélange de français et d’anglais qu’on avait et il nous a proposé de créer le groupe Akadémia avec d’autres rappeurs de Montréal. Il nous a managé un bout de temps.»
C’est un membre de ce collectif, le rappeur Slinky, qui découvre le talent de Dramatik lors d’un spectacle donné au Collège Ahuntsic dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs. «Il avait trouvé mon style phat. Ça lui rappelait Kool G Rap et Rakim. Il m’a proposé de venir rencontrer son crew dans l’appartement d’un autre membre, Spook.»
Maintenant installé à Cartierville, Dramatik se rend donc chez Spook, dans l’est de la ville, avec son amie Miss Leidia (alias LD-One), chanteuse qu’il a rencontrée quelque temps avant dans le studio d’un ami de Rivière-des-Prairies. «J’étais dans la 48 Perras. Une fois arrivé au bon arrêt, je sors par la porte d’en arrière et je vois Jenny sortir par la porte d’en avant. Pendant 10 minutes, on marchait vers la même destination sans le savoir.»
«Quand je suis entrée dans l’autobus et que je vous ai vus, LD et toi, j’ai senti une vibe», ajoute J.Kyll avec un brin de nostalgie. «Je savais même pas qu’on allait connecter, mais d’une certaine façon, c’est comme si je vous connaissais déjà.»
«Ce soir-là, tu as envoyé des verses avec Spook et j’ai tout de suite kiffé ton style, tes jeux de mots, ton français impeccable. On t’appelait la Madone du français!» s’exclame Dramatik, en riant.
«Il y avait déjà du créole dans mes raps à ce moment-là. Mon style, mon vocabulaire et l’intention de ce que je voulais dire étaient déjà là», ajoute-t-elle.
Instantanément, J.Kyll et Dramatik développent une forte chimie. «J’allais chez elle, et on se parlait des heures et des heures jusqu’à 3 heures du matin. On parlait du concept de Muzion bien avant de créer le groupe. On avait l’idée du concept et du petit robot avec la tête et les jambes», se rappelle le rappeur.
«On a connecté au niveau artistique et philosophique. C’était toute une époque d’éveil pour nous. On avait ce désir de créer quelque chose socialement, de prendre position. On voulait arriver avec quelque chose qui n’existait pas», explique sa collègue.
C’est d’ailleurs chez J.Kyll que Dramatik rencontre Imposs. Encore étudiant au secondaire, ce dernier met un peu plus de temps avant de s’impliquer aussi intensément que ses deux autres collègues. «Imposs était surtout intéressé par le basket. Mais il était quand même très présent à nos soirées de vibe», indique Dramatik, quatre ans plus vieux que lui.
Ayant souvent lieu chez Dramatik à Cartierville, ces «soirées de vibe» (aussi appelées «Vendre-D», en référence à la première lettre du nom de l’hôte) prennent la forme de soirées improvisées où les membres d’Akadémia ainsi que leur entourage se regroupent pour parler, chiller et rapper. «C’était très inclusif, y avait des filles et des gars d’âges différents. Ce qui nous rassemblait, c’était notre lifestyle. Vers la fin de la soirée, on mettait des beats et on freestylait. C’est là qu’on voyait qui avait le plus de talent, de passion. On voyait avec qui on connectait», se souvient J.Kyll.
«Quand Imposs débarquait aux Vendre-D, on voyait que ça se passait!» ajoute le rappeur. «Tout ça, c’est une question de cellules, d’atomes, de chimie. On voyait que nos flows matchaient, tout comme notre attitude, notre ambition, notre caractère, notre drive.»
Complété par LD-One, Muzion se forme de façon spontanée en 1996. Choisi par J.Kyll, le nom est un néologisme formé à partir des mots «Mon» et «Zion», ce symbole d’unité, de paix et de liberté qui évoque le paradis sur Terre dans la culture des rastafaris. «On aimait la mentalité derrière ce concept-là. Sans être nous-mêmes rastafaris, sans vouloir non plus évoquer le Zion du judaïsme, on voulait rendre honneur à cette spiritualité.»
«C’était une inspiration pour nous, une façon de voir la vie, un idéal à atteindre. Le Zion, c’est l’état d’âme en opposition au monde de Babylone», ajoute Dramatik.
Dans la foulée de la création du groupe, Dramatik choisit officiellement de faire le saut en français. «Au début, je trouvais que le français était un peu soft. Faut dire que tout ce que j’avais entendu ou presque, c’était du MC Solaar. Mais Jenny m’a montré le premier album des Sages Poètes de la rue (Qu’est-ce qui fait marcher les sages?, 1995) et, là, j’ai compris que ça pouvait être très intéressant. Le challenge a été de transférer mes connaissances d’une langue à l’autre, de renouveler ma banque de rimes. En anglais, j’avais développé un flow très rapide en double croche, dans lequel j’utilisais les mots comme des percussions. Je devais trouver une manière de mixer les sonorités en français pour que ça sonne aussi bien.»
Avec l’aide de Ray Ray, beatmaker montréalais le plus en vue de l’époque, J.Kyll concocte les premières compositions du quatuor. «J’avais des ébauches et je les amenais à Ray, qui rejouait mes mélodies avec des sons qui bang plus. Tout le monde passait par chez lui à l’époque. C’était LE spot.»
Première chanson à voir le jour, Le concept recueille un succès important dans l’underground grâce à sa diffusion sur les ondes des radios communautaires et universitaires de la métropole. «La track parlait de l’art, des rites du rap, de l’importance de rester real dans ce qu’on fait. On peut voir comme L’école du micro d’argent de Muzion, mais avant le temps», explique Dramatik, en référence à la pièce-titre du troisième album d’IAM, paru en 1997. «J’me souviens qu’on critiquait les gens qui avaient pas de contenu dans leurs paroles, ceux qui venaient habillés en rouge flashy dans les concours de rap et qui se ramassaient à gagner juste parce qu’ils avaient un look particulier.»
«C’était notre manière de s’introduire, une façon de marquer notre différence avec du propos», ajoute sa collègue.
Dans un style différent, un peu plus festif, Rock on Montreal prend d’assaut les émissions rap de la métropole avec encore plus d’ampleur. «Vraiment, on a été pris par surprise avec ce succès-là. Le summum de l’époque, c’était de dropper un gros single à la radio… Et là, on avait réussi», se réjouit Dramatik.
Dans un studio de la rue Saint-Antoine, les quatre acolytes enregistrent également Le concept 2 et Ô coin de la rue, deux autres pièces qui établissent leur réputation. «J.Kyll avait un système de caisse. Toutes les semaines, on devait chacun mettre 5$ dedans. Ensuite, quand on avait 100$, on débarquait au studio pour enregistrer trois verses et un chorus. On avait une heure», explique le rappeur.
Grâce à l’engouement qu’elle génère sur les ondes, la formation accumule les spectacles en 1997. À 18 ans, Imposs prend les devants de la scène. «Tout le monde le nommait dans le top 5 des rappeurs de la province aux côtés de S.P. et Yvon Krevé. Il était vu comme le jeune prodige de l’époque», déclare Dramatik.
Les vestons-cravates s’en mêlent
À l’été, Muzion est invité (aux côtés de Sans Pression, Cerveau et DJ Blast) à donner un spectacle extérieur dans le cadre des FrancoFolies de Montréal. Grâce aux contacts transatlantiques de Cédric Morgan (animateur de Jahtak à CIBL, fondateur des disques Mont Real, instigateur des spectacles-vitrines 2 Hot 2 Handle et joueur de premier plan de cette période charnière du hip-hop québécois), le groupe est aussi invité aux Francofolies de La Rochelle.
«Cédric savait c’était quoi du bon rap. Il avait une grande crédibilité», statue J.Kyll.
«D’une certaine façon, il avait le pouvoir de décider ce qui allait blow up ou non», ajoute le rappeur. «Tout d’un coup, le summum, ce n’était plus de débarquer avec un single à la radio, mais bien d’avoir un record deal.»
Cette année-là, l’énorme succès de Dubmatique (groupe initié par Morgan au début des années 1990) contribue grandement à stimuler l’intérêt d’une industrie musicale québécoise auparavant réfractaire au hip-hop d’ici. «Je vois Dubmatique comme les Sugarhill Gang de notre rap. Avant eux, on entendait pas de rap sur les radios. Ce sont eux qui ont amené le rap à la surface. Peu après leur succès, des compagnies de disques se sont intéressées à nous. On a commencé à voir des gens un peu bizarres dans nos shows, des madames et des hommes en veston-cravate», se rappelle J.Kyll.
Parmi ces gens «un peu bizarres», on retrouve Anne Vivien (alors A&R chez BMG Québec, division québécoise de la compagnie de disques allemande qui a fusionné avec la major américaine Sony en 2004). Avec son équipe, la femme d’affaires tente de convaincre Muzion de signer sous son toit. Également intéressé par l’offre de Morgan, qui vient d’ouvrir Les Disques Mont Real (sous laquelle Sans Pression et Yvon Krevé signeront), Muzion négocie pendant un an avec ce géant de l’industrie, le troisième plus important éditeur de musique au monde.
«Ce n’était pas un label local, mais bien une major, donc c’est évident que ces gens-là défendaient d’abord et avant tout leurs propres intérêts. Ils voulaient avoir le plus gros bout de la couverte. On savait que c’était ça, la game, on connaissait les règles du jeu, les dessous de la business. Le plus important pour nous, c’était de garder l’autorité complète sur nos choix artistiques et d’avoir le plus de redevances possible. De négocier avec un monstre comme ça, c’était assez surréaliste pour un petit groupe de Saint-Michel. Fallait prendre notre temps pour faire le moins d’erreurs possible. En même temps, on était conscients des avantages qu’on aurait avec eux. On aurait accès à un marché international et on bénéficierait d’un budget assez faramineux», explique J.Kyll.
Scruté de fond en comble, le contrat avec BMG est signé en 1998. Dès septembre, la préproduction de ce premier album s’amorce au studio Karisma, à Montréal. Reconnus pour leur travail avec Dubmatique, les frères André et Martin Courcy sont choisis par l’étiquette et le groupe pour cette étape cruciale de la création. «Ces gars-là nous ont montré comment bosser de façon structurée. Ils ont un talent fou, et une connaissance musicale étendue et maîtrisée. Première collabo de cette envergure pour nous. Et nous, on leur a partagé tout notre laisser-aller, notre désinvolture. Match parfait pour composer et se pousser, pour composer plus que des vibes mais des chansons, des mélodies», se remémore J.Kyll.
À raison de cinq jours par semaine pendant deux mois, les quatre artistes sont en studio. Composées par Martin Courcy, les premières chansons qui se dessinent leur donnent la ligne directrice de l’album en devenir. Alors que Le soleil se couche témoigne des activités illicites qui prévalent dans la rue lorsque la nuit tombe, De bonne foi critique de façon acerbe l’hypocrisie de la religion. Bref, les chansons terre-à-terre faisant état d’une réalité crue, brute et concrète côtoient les diatribes sur l’ordre mondial, les complots politiques et les jeux de coulisses. Le micro rencontre le macro. «On voulait autant parler de notre quotidien que des enjeux plus globaux. On voulait ratisser le plus large possible», indique la rappeuse.
«On voulait autant avoir la vision de l’arbre que de la forêt», image Dramatik.
Également produite par Courcy, Tel père, tel vice met en vedette un jeune chanteur encore inconnu du grand public: Corneille. «Il avait une âme et du vécu, et a tout de suite compris l’intensité de la chanson. Ça paraissait dans sa voix.»
Sur cette pièce poignante qui traite des ravages psychologiques causés par l’inceste, J.Kyll s’ouvre comme jamais. «J’avais besoin de sortir ça. En l’écrivant, plein de souvenirs me sont revenus, plein d’effluves d’histoires entendues à travers les années, mais jamais dévoilées au grand jour. Y a ce silence que tellement de gens portent en eux, un silence tellement lourd… Le pire, c’est qu’on s’habitue à ce genre de silence. Notre génération, on ne connaît pas tant l’histoire de nos parents, l’histoire de ces Haïtiens qui ont préféré garder le silence face à leur vécu. Cette chanson a donc une place particulière sur l’album et dans mon cœur. On l’a remarqué assez rapidement par les dizaines et les dizaines de lettres de témoignages qu’on a reçues par la suite. Tellement de demandes d’aide de petites filles, de petits gars… Les gens se sont identifiés à cette histoire.»
Son sale, sombre, cru
Au tournant de 1999, les acolytes poursuivent intensément l’écriture des chansons de l’album. Au retour des Fêtes, ils entrent au studio ZoodioOne avec Haig Vartzbedian, réalisateur, compositeur et arrangeur qui a fait sa marque sur Glee de Bran Van 3000. «On entrait dans le lab pis, des fois, on faisait des tours complets d’horloge. On arrivait avec tous les détails qu’on voulait, le débit, les backs, les rimes, la structure du flow, le texte et la musique du texte, et Haig nous donnait des beats de dingue, uniques dans le genre. Un son sale, sombre, cru, mais composé avec une technique originale et incomparable», louange J.Kyll. «Sur place, on était super privilégiés. On avait la machine derrière nous avec un budget presque illimité. On avait un driver, quelqu’un qui allait nous chercher de la bouffe… C’était la grosse vie.»
«Si on voulait quelque chose, on n’avait qu’à le demander. On a des gens qui venaient jouer du violon pour nous», se rappelle son collègue.
Rehaussée par les cordes de François Pilon, Ligia Paquin, Philippe Dunningan et Sheila Hannigan ainsi que par les scratchs de DJ Nykeldon, Rien à perdre (produite par Vartzbedian, à l’instar de Rien qu’une simulation, Mentalité moune morne, Get It Right et plusieurs autres) est la première chanson à naître de ces séances d’enregistrement. «C’était une chanson typique de Muzion, en plein dans notre style. Une chanson sombre, mais avec un certain message d’espoir», observe Dramatik.
Malgré son message en apparence pessimiste, la pièce incarne l’ambition de quatre artistes désirant changer le cours de leur vie et sortir de la dure réalité qu’ils côtoient dans leur quartier d’origine. «La rue, c’est pas un choix. C’est la normalité. Tu sais pas qu’il existe d’autres choses, d’autres possibilités. Tout ça jusqu’au moment où tu constates ta propre marginalité et, par la bande, ta force identitaire. Grâce à la musique, j’ai vu que j’avais le pouvoir de faire tomber des murs, de montrer ma réalité à tout le monde, de faire le pont entre l’intérieur et l’extérieur du street. En voyant la force de ces échanges et l’intensité des réactions, j’ai constaté le chemin de tous les possibles. La musique devenait un rêve et, même si j’étais encore prise par la réalité infernale qui m’entourait, c’est ça la piste que je suivais», relate J.Kyll.
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Produite par D.Bruce Grant, également derrière Pas un jour sans une ligne et L’éducation, 666 Thème explore l’autre versant des thématiques de prédilection de Muzion. «À l’époque, on parlait beaucoup du Y2K [le bogue de l’an 2000] et de tout ce qui se cachait derrière les rideaux. J.Kyll et moi, on était très intéressés par ces choses-là, par Babylone et le nouvel ordre mondial», explique Dramatik.
Avec sa rythmique tranchante élaborée par Vartzbedian, Lounge with Us (Rock on) représente le côté plus décontracté de la formation. «Ça, c’était notre chanson plus club, notre affirmation en tant que clique. On peut dire que c’est le premier beat à saveur Dirty South au Québec», analyse le rappeur.
Coproduite par J.Kyll et Vartzbedian, et bonifiée par la guitare de Harold Faustin et les claviers de Jean-Sébastien Duperval, La vi ti neg détonne du reste de l’album avec sa facture plus festive, inspirée du kompa et du rara. «On voulait explorer nos origines musicales. C’était plus un trip que quelque chose de sérieux. À la limite, on la voyait presque comme une blague. On trouvait qu’elle ne fittait pas sur l’album, mais le label tenait à la mettre dessus. Ils ont vu le côté universel de notre message avant nous», admet J.Kyll.
«Faut se rappeler qu’à ce moment, on était toujours en guerre contre le commercial. On voulait rester authentique, underground. Surtout, on voulait éviter de tomber dans la roue de C’est bon pour le moral», dit Dramatik, en riant, à propos de cet énorme succès du groupe antillais La compagnie créole. «On voulait pas perdre notre crédibilité pour une seule chanson.»
«Finalement, une chance qu’on l’a mise!» ajoute la rappeuse. «Ç’a été super bien reçu. Les gens ont vu que notre approche était sincère et qu’à travers la chanson, on rendait hommage à notre communauté.»
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La dimension universelle de cette chanson rejoint l’esprit du titre Mentalité moune morne, un clin d’œil à La Dynastie des Morniers, famille élargie de Muzion dont font notamment partie Blaznez et Narra, présents à titre de collaborateurs sur 666 Thème. Empruntant une mentalité subversive et un héritage culturel identiques à ceux des nègres marrons de Jamaïque (des descendants d’Africains qui se sont réfugiés en forêt pour lutter contre l’esclavage il y a plusieurs siècles), les Morniers veulent eux aussi retrouver une liberté face au système et vivre «une vie plus naturelle».
«C’est cette idée de sortir de la marge pour avoir notre propre liberté. Déterminer nos propres vies au lieu de répondre à des commandes», explique J.Kyll, toujours par rapport à ce titre autoréférentiel.
Au début du printemps, l’album est envoyé à la table de mixage du Montréalais Roderick Shearer (Godspeed You! Black Emperor, Reset) – exception faite des chansons créées en préproduction par les frères Courcy, qui en assurent eux-mêmes le mixage. C’est à l’ingénieur de son new-yorkais Mark Wilder qu’est confié le matriçage complet de l’opus.
Mentalité moune morne… (Ils n’ont pas compris) arrive en magasin le 1er juin 1999 sous BMG Québec, ce qui en fait l’un des deux seuls albums de rap québécois à être paru sous une major – avec Dis-leur de Latitude Nord (Universal Music Canada, 2000).
Grâce au soutien de MusiquePlus, qui diffuse abondamment les trois clips issus de l’album (Rien à perdre, Lounge with Us et, surtout, La vi ti neg), l’album obtient un succès important à la grandeur du Québec et se vend à plus de 20 000 exemplaires. «Ç’a dépassé nos attentes», admet Dramatik.
«Avant nous, y avait pas vraiment de modèles, donc on faisait ce qu’on voulait, sans se mettre de pression. Mais, à partir de là, on sentait qu’on représentait quelque chose. C’était pus seulement un trip. Des gens se voyaient en nous… C’était impossible de s’imaginer quelque chose d’aussi fort», explique J.Kyll.
«Juste le fait d’aller jouer à Chibougamau ou Saint-Lin, de prendre le contact avec le public, parfois dans des endroits où personne n’a jamais vu un seul Black, c’était incroyable pour nous», ajoute son camarade.
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En 2000, l’album reçoit le Félix de l’album hip-hop de l’année, détrônant ceux de 2 Faces, le gémeaux, M.O.S.T. LMDS et Don Karnage. Au passage, le groupe reçoit aussi une nomination dans les prestigieuses catégories du groupe et de l’auteur ou compositeur de l’année, mais est défait par La Chicane et Daniel Boucher. Les frères Courcy et Haig Vartzbedian obtiennent quant à eux une nomination pour la réalisation de disque de l’année, au même titre que Bernard Nadeau pour la réalisation du clip de Lounge with Us.
Dans les années qui suivent, l’impact de Mentalité moune morne… est évident sur la scène hip-hop québécoise. Au même titre que les premiers albums de Sans Pression et d’Yvon Krevé, également parus au tournant du millénaire, le premier opus de Muzion mettra un frein à la vague de rap formaté qui l’a précédé pour instaurer une nouvelle esthétique plus cinglante, en partie basée sur des thématiques profondément mélancoliques, une direction musicale plus sombre, inspirée de celle de la côte Est des États-Unis, et un lexique franglais plus singulier.
Vingt ans plus tard, le groupe (devenu trio depuis le départ de LD-One en 2002) reconnaît son influence. «On avait vraiment aucune idée de la position que l’œuvre allait prendre ni de la réaction en chaîne qu’elle allait provoquer. Encore aujourd’hui, je me sens choyée qu’on nomme constamment cet album comme un élément marquant ou une source d’inspiration», résume J.Kyll. «En le réécoutant, je me rends compte aussi qu’il est encore très actuel. À sa sortie, un journaliste nous avait dit qu’on poussait un peu trop la note par rapport au message, qu’on exagérait un peu dans ce qu’on disait. Mais, pas longtemps après, il nous avait rappelés pour s’excuser, en nous disant qu’on avait plutôt un regard prévoyant. À mon avis, c’est une des principales raisons qui fait que cet album a encore une résonance aujourd’hui.»
Mentalité Moune Morne… (Ils n’ont toujours pas compris) XX (Sony Music Entertainment) – édition 20e anniversaire disponible en version physique (disque compact et vinyle) dès le 26 juillet
Lancement du vinyle – Ausgang Plaza (Montréal), 25 juillet (17h30)